Le marathon lancé sous le slogan «effaçons Jones», qui a commencé fin juillet par la suppression de son émission Infowars sur YouTube, s'est transformé en vaste campagne. Le ban sur YouTube a été suivi par un ban sur Facebook et par la suppression des podcasts de Jones sur Stitcher Radio, Spotify et Apple.
Pour l'instant Twitter résiste encore, ce qui lui vaut une forte pression de la presse.
Faisons le point.
Autrement dit, malgré toute l'aversion que l'on peut nourrir pour le discours américain officiel, il est très difficile de proclamer Alex Jones «source de vérité vraie». C'est plutôt un personnage de bestiaire populaire, de théâtre de divertissement où jusqu'à récemment se respectaient, tout en se détestant, les Noirs, les membres de la communauté LGBT et les Blancs de droite dénonciateurs de complot.
Mais malgré tout cela, juridiquement parlant (or les Américains comprennent quelque chose à la loi et à la quérulence), Jones est resté toutes ces années dans le cadre légal de la liberté d'expression. Certes, des plaintes étaient déposées contre lui, mais on n'a pas entendu dire que l'une d'elles ait finalement abouti. En fait, ce personnage présentait seulement une vision du monde — même s'il était plutôt dans le registre du thriller paranoïaque noir. Sachant que ce regard était proche de celui de nombreux auditeurs (qui étaient des millions — avant le ban global les vidéos de Jones ont été visionnées plus d'un milliard de fois).
De plus, Jones est la cible d'un humour pas toujours fin de ses opposants. Constamment moqué par les humoristes américains (tous des progressistes et démocrates), il est parodié dans les émissions satiriques du soir. Les personnages basés sur lui paraissent dans les livres, les films et les séries. Autrement dit, il a servi pendant des années de soupape aux offensés — assumant ainsi le rôle de «marginal utile».
Et tout à coup, les nerfs de ses opposants ont lâché. Et Jones, conspirationniste et paranoïaque, est devenu la cible d'une opération pour le rayer de la réalité.
Difficile de surestimer la signification de cette opération.
Voilà le problème. Premièrement, Jones n'a pas été interdit par le gouvernement, par un tribunal ni même par un «service spécial pour la sécurité nationale». Il a été anéanti par le cartel des plateformes en ligne privées. Celles qui, à l'aube de leur développement il y a 10-15 ans, était considérées comme des instruments pour la «libération définitive de la liberté d'expression».
Mais il s'est avéré que ce monopole pouvait exister. Toutes ces années, les chevaliers de la liberté d'expression ont vécu, ont travaillé et ont développé leurs «médias indépendants». Mais il s'est avéré que si les corporations qui avaient décidé de leur fournir une plateforme pensaient abattre une célébrité trop insolente, la disparition de cette dernière n'était qu'une question de quelques clics.
Sachant qu'il est inutile de recourir au droit: il suffit de dire que cette célébrité «parle le langage de la haine» et «propage des fakes».
Étant donné qu'aux USA les grandes entreprises sont précisément les fondements de l'État, nous assistons clairement à la persécution d'un dissident. Dans les régimes totalitaires du XXe siècle on cessait de lire les dissidents, on décrochait leur portrait des bibliothèques et on les rayait des encyclopédies. Aujourd'hui que le monde est connecté, ces dissidents sont débranchés des principales plateformes médiatiques.
Deuxièmement, il faut noter le caractère orwellien amer de l'événement en soi: «Ce paranoïaque raconte de telles conneries sur un prétendu complot de corporations contre la liberté d'expression que nous, les corporations, nous avons décidé de le faire taire une bonne fois pour toutes.»
Tout cela témoigne d'une chose très regrettable, et pas seulement pour les USA: les idéologues des valeurs démocratiques officielles ne pensent plus qu'ils peuvent gagner face à leurs rivaux dans le cadre d'une concurrence loyale. Ils n'espèrent plus que les milliardaires, Robert de Niro et les stars du rap se rangent de leur côté. Et ils recourent à une annihilation directe des concurrents.
Les détenteurs des valeurs démocratiques se sentent donc idéologiquement faibles. Et la transformation du précédent d'Alex Jones en pratique routinière n'est qu'une question de temps.
Enfin, troisièmement et surtout: par un étrange concours de circonstances, les articles et les vidéos que nous téléchargeons, regardons, «aimons» et diffusons se trouvent essentiellement sur YouTube, Facebook et autres iTunes.
Or dans notre monde très en ligne et numérisé, c'est une vulnérabilité gigantesque. Et si la situation continuait d'évoluer dans ce sens (et ce sera probablement le cas), chacun de nous deviendra de facto une victime de la censure corporative américaine.
La conclusion est très banale. A l'époque actuelle de «mondialisation brisée», il est sans perspective de remettre la télécommande de la réalité aux concurrents stratégiques.
Par conséquent, tout pays qui souhaite être autonome devra appliquer sa propre «version chinoise». Non seulement avec son analogue des principales plateformes, mais également avec son propre grand pare-feu. Parce que l'époque du fair-play, de la libre concurrence des opinions et d'autres idées romantiques est révolue: il n'y aura aucune concurrence honnête avec qui que ce soit.
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