Suivie par plus de 3 milliards de téléspectateurs dans le monde soit presque la moitié de l'humanité, la Coupe du monde de la Fifa déchaîne les passions populaires tout en brassant des intérêts politiques et économiques colossaux. Son coût pour la Russie est estimé à une grosse dizaine de milliards d'euros, et les enjeux de rayonnement à l'international sont criants, tant pour le pays hôte que pour les autres participants. Que recherche la Russie dans cet événement, alors que le palet de hockey y est plus apprécié que le ballon rond? Tandis que les cinq pays les plus peuplés de la planète (Chine, Inde, États-Unis, Indonésie et Pakistan) ne participent pas à ce Mondial, et que cette édition est largement dominée par les équipes européennes, peut-on vraiment dire que le football est un sport mondialisé? Enfin, la démesure des moyens aurait-elle fini par dénaturer et uniformiser les identités sportives, au point de faire triompher les styles prudents sur le "beau jeu"?
Jacques Sapir et Clément Ollivier reçoivent Robert Redeker, agrégé de philosophie et auteur de Peut-on encore aimer le football? (Éd. du Rocher, 2018), et Jean-Baptiste Guégan, journaliste, spécialiste de la géopolitique du sport et co-auteur de Football Investigation: les dessous du football en Russie (Bréal, 2018).
Jacques Sapir fait remarquer qu' «outre l'Europe dont il est originaire, le football domine également en Amérique latine, mais pas aux États-Unis ni au Canada. Il est important en Afrique, et on peut y voir l'importance des liens culturels avec l'Europe, mais il est absent d'une partie de l'Asie, y compris d'un pays comme l'Inde, pourtant lié au Royaume-Uni par la colonisation. Le phénomène de mondialisation du football relève donc en partie de l'illusion d'optique. Ce qui est intéressant, c'est de voir les caractères anthropologiques et culturels: pourquoi le football réussit-il dans certains pays et pas dans d'autres?»
Il s'agirait donc avant tout d'une mondialisation du commerce et du spectacle qui entourent ce sport, plus que d'une mondialisation de la pratique sportive en elle-même. Pour Robert Redeker, «c'est une mondialisation avant tout médiatique, technique, informatique. C'est comme si un monde uni, parallèle, venait recouvrir à la façon d'une illusion, peut-être celle d'internet, le monde footballistique réel. Il y a un appauvrissement des styles de jeu, d'Afrique principalement mais aussi d'Amérique latine, par la nouvelle économie du football: les joueurs de ces continents sont raptés financièrement par les grands clubs européens, qui les formatent dans un certain style de jeu. Quant au public, qui est abondamment montré par les chaînes de télévision, il fait lui aussi partie du spectacle qui est mis en scène.»
Selon Jean-Baptiste Guégan, «force est de constater que le soft power par le football, ça fonctionne. Ce qui est intéressant dans cette Coupe du monde, c'est que tout le monde s'attendait au pire: on parlait de hooliganisme, de problèmes de sécurité, etc. Mais ce qu'on constate aujourd'hui, c'est que pour la première fois, on voit des Russes, alors que jusqu'à présent, c'était l'angle mort: on ne parlait de la Russie qu'à travers Poutine. Et cette Coupe du monde permet de montrer des Russes qui ne sont pas agressifs, qui n'ont pas un couteau entre les dents, et pour l'instant il n'y a pas de problèmes de sécurité et les questions de hooliganisme ont été anticipées.»