Erdogan «joue sur les deux tableaux» en Syrie: du culot, du cynisme et du génie

Quelle partition va jouer Erdogan en Syrie alors que les menaces fusent entre la Maison-Blanche et le Kremlin, ses deux partenaires? Alexandre del Valle, géopolitologue et essayiste, dresse un constat sans parti-pris de l’action géopolitique de la Turquie d’Erdogan, notamment en Syrie. De l’intelligence d’Erdogan aux atouts majeurs turcs.
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Pas d'enquête, mais des certitudes. Des preuves probables, mais pas de réaction. Finalement, pas de preuves, mais peut-être une punition. Washington et ses alliés français et britanniques n'ont pas hésité à menacer la Russie alors que Damas est accusé et vilipendé pour la récente «attaque chimique» dans la Ghouta, qui pourrait entraîner des bombardements occidentaux. Si les tweets foisonnent et les diplomaties sont à l'œuvre, un acteur majeur du conflit semble contrôler sa position dans la Grande Guerre syrienne: la Turquie d'Erdogan.

Alexandre del Valle, géopolitologue, consultant et essayiste, fin observateur du Moyen et du Proche-Orient livre à Sputnik son analyse de la stratégie du sultan Erdogan en Syrie. Analyse.

Sputnik France: Le ton monte entre les États-Unis et la Russie. On connaît l'affrontement de deux blocs (en simplifiant) dans la guerre en Syrie. Mais où se place réellement la Turquie d'Erdogan, selon vous?

Alexandre del Valle: «La Turquie d'Erdogan se place essentiellement en Turquie. Cela s'explique parce que la seule ligne directrice d'Erdogan, aujourd'hui, c'est de lutter contre les Kurdes. C'est ce qui guide toute la géopolitique turque d'un point de vue nationaliste et, accessoirement, dans le cadre du soft-power, Erdogan joue aussi beaucoup la carte de l'islamisme. Mais avec beaucoup d'hypocrisie puisque, quand cela l'arrange, il sacrifie des islamistes au profit de la lutte contre les Kurdes.

Cela s'explique ce qui s'est passé. La Turquie n'avait pas les mêmes intérêts que la Russie en Syrie, mais, comme l'objectif premier est la lutte contre le séparatisme kurde, dès lors que les Russes ont lâché les Kurdes et ont laissé carte blanche aux Turcs, notamment à l'ouest de l'Euphrate, en échange, Erdogan a lâché un certain nombre d'islamistes, notamment à Alep ou dans la Ghouta. C'est une sorte de marchandage. […]

La politique turque en Syrie, en Irak, vis-à-vis de la Russie est régie finalement par la lutte contre le Kurdistan autonome ou séparatiste.»

Sputnik France: Vous avez tweeté hier, je cite: «L'Occident menace le régime de Damas pour "venger" la mort d'enfants, pourtant pris en otage par Jaich-al islam qui a refusé jusqu'au 12 avril d'évacuer les civils, mais se couche devant la Turquie qui massacre les Kurdes et devant les Saoud qui massacrent les chiites au Yémen.» Vous dénoncez la politique des pays occidentaux?

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Alexandre del Valle: «Je dénonce plutôt un double jeu et une incohérence. Aujourd'hui, les Occidentaux ne veulent pas véritablement changer les rapports de forces en Syrie. Et donc, ils vont faire des bombardements, ce sont des bombardements médiatiques qui ont pour but de faire croire que l'on va réagir. Mais en fait, on ne va pas changer les rapports de force. Il n'y a pas beaucoup de cohérence stratégique. On ne sait pas clairement qui est l'ennemi: tantôt, lorsqu'il y a un attentat au Bataclan ou ailleurs, les djihadistes sont l'ennemi principal, tantôt c'est Bachar el-Assad l'ennemi, tantôt les deux à la fois. Ce n'est pas clair. Il n'y a pas de définition de l'ennemi vis-à-vis de notre intérêt national, mais il y a une définition de l'ennemi en fonction de la politique de Washington, premièrement, puis, de nos relations incestueuses et contre nature avec l'Arabie saoudite et le Qatar. Et enfin, au Moyen-Orient, notre politique est également guidée à l'indexation de la politique d'Erdogan, parce que la Turquie et un pays fondamental de l'OTAN, et même si la Turquie est devenue pratiquement un ennemi des Occidentaux sur plusieurs fronts, la Turquie est un élément central de l'OTAN et personne ne veut se priver de la Turquie, personne n'est prêt à exclure la Turquie de l'OTAN.

Donc, la stratégie de l'Occident en Syrie, ou dans d'autres pays du Moyen-Orient, n'est pas fondée sur les intérêts des nations occidentales, elle n'est pas fondée sur la défense des valeurs de la civilisation occidentale et elle est fondée encore moins d'ailleurs sur la défense des chrétiens d'Orient. Donc finalement en Syrie, la France, pour ce qui la concerne, n'a même pas vraiment de stratégie.»

Sputnik France: La Turquie joue-t-elle sur les deux tableaux? Rappelons qu'elle est un pays membre de l'OTAN, mais fait aussi partie du processus d'Astana avec la Russie et l'Iran.

Alexandre del Valle: «Abolument. Un État intelligent joue toujours sur les deux tableaux. On ne peut pas être dépendant seulement que d'un seul camp. L'intelligence d'Erdogan, c'est de se rendre indispensable pour l'OTAN, ou en tout cas montrer son pouvoir de nuisance comme lorsqu'elle menace la Grèce ou Chypre, sans qu'il y ait trop de réactions, parce que les Occidentaux et l'OTAN ont peur en réagissant trop, de perdre le partenaire turc. Et en même temps, la Turquie jour beaucoup la carte de la Russie. Le but est d'avoir le meilleur offrant et de faire plier un petit peu les deux.
Les Russes sont prêts à donner de nombreuses concessions aux Turcs parce que l'obsession des Russes est de se désenclaver, donc si on peut retourner les Turcs, c'est quand même fantastique. N'oublions pas que pendant la Guerre froide, la Turquie avait pour but de constituer un rempart pour empêcher l'accès de Russie aux mers chaudes.

La Russie veut retourner la Turquie contre l'OTAN et la Turquie joue la carte de la Russie pour faire chanter les Occidentaux, pour qu'ils offrent encore plus. Finalement, la Turquie joue à la fois la carte de l'OTAN et la carte de la Russie pour avoir le maximum de gain.»

Sputnik France: Est-ce que la position exceptionnelle d'Erdogan pourrait permettre à la Turquie de tempérer les ardeurs bellicistes des pays occidentaux, malgré son opposition au gouvernement de Damas? Il a déclaré hier: «Nous sommes extrêmement préoccupés du fait que certains pays s'appuient sur leur force militaire pour transformer la Syrie en terrain pour leur bras de fer.»

Alexandre del Valle: «Là, c'est l'arroseur arrosé, c'est l'accusation miroir. Erdogan a quand même un certain culot de dire cela. Non, je ne pense pas que la Turquie, aujourd'hui, puisse être analysée comme la Russie, à la lumière d'un pays qui serait modérateur, qui tempèrerait les ardeurs impérialistes de l'Occident.

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Non, malheureusement, la Turquie joue la carte de l'anti-occidentalisme quand cela l'arrange, elle joue la carte des défenseurs des musulmanes victimes de l'impérialisme occidental. Mais la Turquie est au moins aussi impérialiste que l'Occident: elle bombarde des positions kurdes et autres en Irak, elle bombarde massivement et attaque les positions kurdes qui luttent contre Daesh en Syrie. La Turquie a envoyé un pavillon militaire pour empêcher le forage pétrolier et gazier d'une compagnie italienne qui était en collaboration avec Total d'ailleurs, en violation totale des intérêts et de l'espace maritime de Chypre. La Turquie a menacé d'envahir toutes les îles de la mer Égée qui appartiennent à la Grèce, qui rappelons-le est un ami de la Russie.

Donc la Turquie n'est pas du tout un pays qu'on pourrait assimiler, depuis son rapprochement avec Poutine, comme un pays qui aurait la même stratégie que la Russie, qui consiste à trouver un équilibre des différentes souverainetés, un ordre international fondé sur la souveraineté des États. La Turquie est un État impérialiste, qui soutient des mouvements sécessionnistes proturcs dans plusieurs pays arabes, ainsi que dans les Balkans et qui menace au moins deux pays membres de l'Union européenne, ce qui n'est pas le cas de la Russie.

Aujourd'hui, la Turquie est objectivement un ennemi de l'Union européenne et un empêcheur de tourner en rond au sein de l'OTAN. C'est une véritable épine dans le pied de l'UE, de l'OTAN et c'est probablement même un problème pour la Russie. […] L'alliance russo-turque ne doit pas être romancée, c'est une alliance tactique, à mon avis momentanée, qui est fondée sur la Realpolitik, mais absolument pas par des valeurs communes.»

Sputnik France: Mais alors, au contraire, Erdogan risque-t-il de jeter de l'huile sur le feu pour qu'à terme la Turquie conserve ses positions en Syrie et étende son pouvoir dans la région du Moyen-Orient?

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Alexandre del Valle: «Bien sûr. Aujourd'hui, toute la politique d'Erdogan c'est la politique du "retenez-moi, retenez-moi ou je vais tout casser". Il faut du chantage par rapport aux immigrés, qu'il menace de faire submerger toute l'UE si on ne le paye pas, etc. […] C'est un des pays les plus bellicistes qui soient dans la région. Et son intervention à Afrine contre les Kurdes qui a obligé le front anti-Daesh du sud de la Syrie à se replier vers le nord-ouest pour défendre les familles, objectivement cela a profité à Daesh et cela va donner un prétexte pour les Américains pour ne pas retirer leurs troupes. Donc je ne pense pas que l'intervention turque contribue à désengager les Occidentaux en Syrie et à faire une désescalade. Au contraire, on ajoute une dimension supplémentaire à la guerre, on ajoute un étage de conflictualité: après la guerre contre les djihadistes, la guerre entre les Turcs et les Kurdes, entre Damas et Ankara par rapport aux zones des Kurdes conquises dans le nord.»

Sputnik France: Finalement, Erdogan va-t-il devoir choisir véritablement un camp? Et si oui, cela pourrait être nuisible pour la Turquie?

Alexandre del Valle: «À un moment, peut-être qu'il y aura une heure de vérité, mais pour l'instant, le génie d'Erdogan c'est d'avoir critiqué Israël et l'OTAN sans quitter véritablement les accords d'alliances avec Israël et sans sortir de l'OTAN. Le génie d'Erdogan a été de dire quelque chose et de faire parfois le contraire, cela a été d'être extrêmement souple, de passer d'une stratégie à une autre. Il est passé de la guerre presque déclarée à Poutine à une alliance très pragmatique avec la Russie.

Donc Erdogan est quelqu'un qui a une très grande élasticité. Et dans le monde multipolaire qui est celui du retour de la Realpolitik assez cynique, c'est un homme qui est assez adapté à la situation. Dans le monde multipolaire, il n'y a plus véritablement de multilatéralisme, il n'y a plus de valeur liée à l'ordre et au droit international, c'est le retour des puissances qui s'arrangent entre eux et qui négocient en fonction des rapports de force.

Pour Erdogan, les rapports de force sont parfois des interventions militaires, mais sont surtout diplomatiques. C'est finalement dire: la Turquie est un État central de l'Eurasie et de la Méditerranée, j'offre mes services à celui qui payera le plus cher.

Si l'Occident ne paye pas le prix qui est l'abandon total des Kurdes, si l'Occident continue à nuire aux intérêts turcs en aidant des Kurdes, j'irai à fond dans l'alliance avec les anti-Occidentaux. Mais je suis capable de revenir vers l'Occident si les pays occidentaux me donnent les concessions que je demande.

C'est un énorme pragmatisme et pour le moment, la stratégie fonctionne, il n'est pas obligé de choisir. Il joue avec les deux camps à la fois. C'est une stratégie que l'on retrouve dans d'autres pays comme l'Inde, qui est proche des pays occidentaux et de la Russie. Il y a un certain nombre de pays qui ont une véritable stratégie souverainiste et qui jouent sur tous les tableaux qui les arrangent, parce que leur seul filigrane c'est la défense de l'intérêt national.»

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