«Dans cette crise, il y a pour nous un pays agresseur et un pays agressé et il n'y a pas d'ambiguïté.»
C'est par ces mots d'une rare fermeté que Jean-Yves Le Drian a conclu sa visite en Ukraine, désignant la Russie comme agresseur en Ukraine. Avec les différends entre Paris et Moscou, notamment sur la Syrie, ou les tensions autour de l'affaire Skripal, voilà qui ne risque pas d'apaiser les relations tendues entre les deux capitales.
C'est dans ce climat au mieux de paix froide entre la France et la Russie, qu'après avoir reçu son homologue Pavlo Klimkine le 5 février dernier, le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian s'est rendu en Ukraine. Selon son emploi du temps officiel, le chef de la diplomatie française devait discuter des dossiers du Donbass et de la Crimée. Mais était-ce vraiment le seul but de sa visite à Kiev?
Une situation particulièrement tendue avec l'arrestation de Nadia Savtchenko. L'héroïne de l'affrontement contre la Russie et député de la Rada a en effet été appréhendée ce 22 mars pour préparation d'attaque terroriste contre le Parlement, voire coup d'État, selon les autorités ukrainiennes. Par ailleurs, après en avoir intégré dans l'armée, le gouvernement ukrainien aurait permis à des factions néonazies de faire régner l'ordre en lieu et place de la police.
Pierre Lorrain, journaliste et écrivain, spécialiste du monde postsoviétique et de la Russie, nous a livré son analyse au début de la visite du ministre des Affaires étrangères.
Sputnik France: À quoi doit-on s'attendre de cette visite, sachant que les sujets traités annoncés sont la Crimée et le Donbass?
Pierre Lorrain: «Oui, mais il n'y a pas que la Crimée et le Donbass, il y a également la gouvernance en Ukraine et la lutte contre la corruption. C'est une visite en trompe-l'œil. D'un côté, la France met l'accent sur les sujets qui sont polémiques à l'égard la Russie et en cela, elle veut manifester qu'elle soutient toujours le gouvernement de Kiev sur les dossiers du Donbass et de la Crimée.
La France adopte la ligne commune à l'UE, qui ne reconnaît pas la violation des frontières internationales de l'Ukraine et donc qui conteste le rattachement de la Crimée à la Russie.
En revanche, ça, c'est le côté déclaratif, communication.
Or, Kiev fait la sourde oreille, tout simplement, car la situation politique n'est pas favorable. La classe politique est très divisée et surtout très hostile à tout ce qui pourrait changer le statu quo entre les équilibres politiques des différentes factions, notamment à l'intérieur de la Rada [Parlement ukrainien, ndlr].
Et je crois que c'est là que se trouve réellement le but du voyage du ministre des Affaires étrangères français. Il s'agit plutôt de demander à l'Ukraine d'être enfin sérieuse et de respecter les engagements pris à différents sommets bilatéraux entre les différents pays de l'UE et Kiev, mais également entre l'UE en tant que telle dans le cadre de l'accord d'association signé il y a quelques années.»
«La Russie doit organiser un cessez-le-feu complet et durable, l'organiser sur le terrain et une fois que les conditions de sécurité seront réunies, nous comptons également sur l'Ukraine pour poursuivre la mise en œuvre des mesures qui relèvent de sa responsabilité»,
a déclaré Jean-Yves Le Drian, confirmant l'analyse de Pierre Lorrain.
Sputnik France: Est-ce qu'une simple visite de la diplomatie française à Kiev permettra de rappeler à l'ordre le gouvernement ukrainien?
Pierre Lorrain: «Le problème ce n'est pas réellement que cette visite serve ou non. Cette visite est destinée à marquer qu'effectivement les gouvernements occidentaux, et en particulier la France, considèrent toujours que l'Ukraine est dans son droit concernant les problèmes qu'elle a avec la Russie, mais que l'Ukraine ne peut pas tout se permettre. Évidemment, cela ne va strictement rien changer, parce que justement la situation intérieure ne le permet pas.
Mais il ne faut pas non plus que les Ukrainiens considèrent, sous prétexte que leur cause semble sympathique à certains gouvernements occidentaux, qu'ils peuvent continuer à tout se permettre, il faut bien que ça s'arrête un jour. Et surtout, je crois que ce qui sous-tend cette visite, c'est essayer de relancer le processus au format Normandie de manière à parvenir à des avancées sur les accords de Minsk, alors que se profile dans deux mois la visite du Président Macron au Forum économique de Saint-Pétersbourg.
Au Forum économique de Saint-Pétersbourg, il se passera certainement, sur le plan diplomatique, des choses importantes entre la France et la Russie. Il ne peut pas en être autrement, parce que c'est un événement fort et qu'une visite d'un chef d'État comme Emmanuel Macron dans le cadre du forum sera un événement majeur.
Donc effectivement, améliorer la gouvernance, ce qui n'est pas très facile, mais en revanche ce qui pourrait permettre de huiler un peu les roulements, ce serait d'avoir quelques avancées sur les accords de Minsk. Encore que, étant donné que la Rada ukrainienne bloque tout, ce sera également assez difficile.
Je crois qu'à terme, la seule solution pour les pays occidentaux à l'égard de l'Ukraine sera de forcer des élections anticipées, encore que les élections présidentielles doivent intervenir l'an prochain.»
Sputnik France: Alors que la France, à l'instar de l'Allemagne, est engagée dans le format Normandie et les Accords de Minsk et donc qu'elle se doit d'être une arbitre sur le différend entre Moscou et Kiev, le gouvernement français et le Président Macron sont-ils neutres? On pense notamment aux sanctions qui se renouvellent encore et encore.
Pierre Lorrain: «Le problème des sanctions est à part, dans le sens où tant qu'il n'y a pas un consensus de l'UE pour les abroger, elles seront reconduites automatiquement. Il faut que réellement il y ait une volonté commune des différents États sous l'impulsion de poids lourds qui pourraient être la France et l'Allemagne pour que les sanctions ne soient plus reconduites. Cela est pour l'instant hors de question, et semble très difficile à obtenir.
En revanche, dans le format de Normandie, la France et l'Allemagne étaient censées être des arbitres. Le problème c'est que visiblement, Kiev ne peut pas tenir les engagements qui ont été pris à Minsk, pour les raisons de politique intérieure.
Cependant, la solidarité européenne oblige la France et l'Allemagne à avoir un discours qui est complètement absurde, qui consiste à dire que les sanctions seront levées le jour où les accords de Minsk seront appliqués. Tout en sachant très bien que ce n'est pas la Russie qui bloque, ce n'est pas le Donbass qui bloque, mais que c'est Kiev qui bloque.
Là, il y a un véritable problème, car il y a un double langage franco-allemand qui au début était destiné simplement à huiler le mécanisme et à ne pas bloquer les situations, alors que maintenant c'est ce discours qui bloque la situation. Parce que si la France et l'Allemagne sont des arbitres, la Russie en réalité n'est pas partie prenante de l'affaire. Elle est aux yeux de Moscou entre le peuple du Donbass et le peuple ukrainien, ce n'est pas entre la Russie et l'Ukraine. La Russie soutient le Donbass, mais n'intervient pas d'une manière réelle dans le cadre du conflit. Même si nous savons bien qu'il y a un soutien diplomatique ainsi que de nombreux volontaires de Russie, de pays d'ex-URSS, ou même de pays occidentaux qui partent combattre dans le Donbass, et qu'il y a donc un soutien logistique. Mais en dehors de cela, la véritable négociation doit se faire entre les gouvernements de Donetsk et de Lougansk et le gouvernement de Kiev. Or, cela ne se fait pas pour les raisons que nous savons.
Aussi bien la France que l'Allemagne se trouvent dans une position très difficile pour pouvoir à la fois prétendre être les initiateurs du mouvement et essayer de rapprocher les parties, et en même temps continuer à dénoncer unilatéralement la Russie, alors que la Russie fait ce qu'elle peut pour arrondir les angles et permettre une solution du conflit.
Là, nous sommes réellement dans une situation conflictuelle potentielle, et je ne pense pas que la visite de Jean-Yves Le Drian à Kiev soit destinée à résoudre ce problème. Elle est destinée à dire à Kiev: attention nous continuons à vous soutenir, mais il faut que vous changiez dans votre gouvernance et que vous luttiez efficacement contre la corruption, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Je pense que c'est cela la véritable portée de la visite. Le reste ce sera négocié vraisemblablement à un autre niveau avec l'intervention du Président Macron, vraisemblablement au moment du Forum économique de Saint-Pétersbourg et dans les semaines qui suivront.»