Une pincée de politique, une cuillère de diplomatie, un peu de vin et surtout un brin de savoir-faire culinaire. Classée au patrimoine de l'Humanité, la cuisine française est une mécanique particulièrement précieuse au service de la diplomatie hexagonale. «Donnez-moi de bons cuisiniers, je vous donnerai de bons traités», affirmait le célèbre diplomate français Talleyrand à l'issue du Congrès de Vienne. Que ce soit pour enterrer la hache de guerre, pour mener des négociations ou pour signer des contrats, la table rapproche les hommes de pouvoir et influe sur leurs relations.
Un soft power redoutable?
Alors que l'Hexagone semble passer à l'heure du burger, la gastronomie reste toujours un sujet hautement sensible dans le milieu politique. «À l'Élysée, plus que partout ailleurs, la table est un symbole. Une vitrine. Et surtout, une arme de persuasion. Un soft power redoutable», racontait au Figaro Bernard Vaussion, ancien chef des cuisines du palais présidentiel, à l'époque de François Hollande.
C'est à table qu'on gouverne, disait Bossuet. Avec ses terroirs et son art de vivre, la gastronomie est un atout certain pour l'Hexagone. Et l'Élysée le manie avec perfection.
Satisfaire les papilles présidentielles
Satisfaire un chef d'État est loin d'être une partie de plaisir. Car avant toute chose, il faut se prémunir contre tout couac en se renseignant sur d'éventuelles allergies ou des produits honnis par tel ou tel dirigeant. Puis se pose la question des goûts des invités de marque. Sauf qu'il est plutôt rare que les Présidents parlent de leurs plats favoris. Alors comment le savoir? Là, ce sont les services protocolaires et le vaste réseau des cordons bleus qui apportent leur aide.
«Entre chefs des chefs d'État, on s'appelle par le "téléphone bleu": qu'est-ce qu'il aime ton patron? Ce sont des allers-retours entre les brigades et le protocole pour éviter les impairs», racontait au Figaro le documentariste Christian Roudaut.
Certains, dont Mark Flanagan, cuisinier de la Reine d'Angleterre, s'obstinent pourtant à passer sous silence les préférences de leurs dirigeants. En cause, la peur de voir offrir désormais le même plat un peu trop fréquemment… «Les chefs feraient la même chose partout où elle irait, on lui aurait servi tel ou tel plat tant de fois que ce ne serait plus son plat préféré», expliquait-il.
Le déjeuner multi-étoilé de Vladimir Poutine
Aujourd'hui, c'est Emmanuel Macron qui met les vertus de la bonne chère au service de l'Élysée. Il a suffi d'une quinzaine de jours au chef de l'État alors fraîchement élu pour en faire la démonstration.
C'était le 29 mai dernier, lorsque le Président de la République française accueillait Vladimir Poutine à Versailles. La rencontre officielle avait déjà pris fin, or il y avait encore une conférence de presse à tenir. L'heure était donc de passer à table. Et pas à n'importe laquelle, mais à celle d'Alain Ducasse, chef cuisinier à 18 étoiles. «Ducasse est le plus grand spécialiste de la cuisine française», assurait le Président français à la presse avant le déjeuner. «On va vérifier ça», a répliqué le chef du Kremlin.
L'histoire s'est poursuivie au restaurant Ore, situé dans le Pavillon Dufour, au château de Versailles. Au menu, selon le site Capital: pois chiches des Hautes-Alpes et daurade marinée, lentilles vertes du Puy et délicate gelée, asperges vertes de Provence et morilles, turbot au naturel et petits pois étuvés…
Une très haute cuisine pour Donald Trump
Rebelote deux semaines plus tard lors de la visite de Donald Trump à Paris. C'est toujours Alain Ducasse qui s'est mis aux fourneaux, mais cette fois-ci, le dîner est organisé au Jules Vernes, l'un des fleurons du chef multi-étoilé. Le choix ne doit rien au hasard, affirme Libération en expliquant: par ce geste, Emmanuel Macron «a à cœur de montrer à son hôte américain que Paris est toujours Paris, alors que Donald Trump a décidé de retirer les États-Unis de l'accord international sur le climat signé en 2015 dans la capitale française».
D'après Le Figaro, l'invité d'outre-Atlantique n'aurait pas touché aux vins qui font la fierté du restaurant, mais aurait trouvé à son goût les six plats sélectionnés avec le plus grand soin. «À ce dîner en six services, il fut proposé par le chef des petits légumes farcis en entrée, une sole dorée sauce hollandaise suivie d'un filet de bœuf Rossini jus Périgueux et, en dessert, un soufflé au chocolat. Quand on connaît l'appétit du Président américain pour la viande de bœuf et son amour immodéré pour le gâteau au chocolat, Ducasse a fait encore un sans-faute» a écrit Le Figaro au lendemain de cette réception.
Il a suffi de quelques heures pour que l'opération «gastronomie» porte ses fruits. «Great dinner» a tweeté le chef de la Maison-Blanche. «La relation avec la France plus forte que jamais».
Tout un fromage pour Angela Merkel
La chancelière allemande, voici une autre invitée de marque à l'Élysée. Hôte fréquente à Paris, elle a été reçue par Emmanuel Macron à la mi-janvier, puis tout récemment, le 16 mars. Or, aucun détail sur ces dîners élyséens n'a filtré. Depuis 12 ans que la chancelière est au pouvoir, elle reste généralement discrète sur ses addictions gastronomiques. Ulrich Kerz, son chef, n'est pas très bavard à ce sujet non plus. «Je ne peux vous dire ce qu'Angela Merkel préfère, sinon on lui servirait ce plat aux quatre coins du monde», lançait-il.
On sait pour autant que la dirigeante n'est pas indifférente aux fromages. «La Chancelière raffole des pâtes pressées. C'est la diplomatie des petites attentions», racontait Bernard Vaussion au Figaro, en 2013. Sous Nicolas Sarkozy, qui avait supprimé le fromage de la carte, Angela Merkel était la seule à avoir droit, lors de ses visites en France, à son assiette de fromages particulière, se rappelait le successeur de Vaussion, Guillaume Gomez.
La diplomatie du couscous
C'est d'ailleurs Nicolas Sarkozy qui a fait usage de la diplomatie du couscous en 2007 lors du dîner offert à Mouammar Kadhafi. Impossible de ne pas en faire mention alors que l'ombre du colonel libyen plane sur l'ex-Président de la République.
Le plat préféré du dirigeant a été servi avec grande pompe lors d'un dîner de gala organisé en son honneur. Même si l'Élysée refuse de communiquer la liste des invités à ce repas, un paquet de contrats signés avec Airbus, Vinci, Veolia, Dassault ou Areva laisse penser que tout a été à la hauteur.
«On avait beaucoup apprécié qu'on nous serve du coucous à l'Élysée. C'était un message tout à fait positif», raconte Ahmed Kadhaf el Dam, conseillé de Kadhafi, dans le documentaire intitulé «Sarkozy-Kadhafi: Soupçons de financement libyen». «Il était très heureux de tout ce que le gouvernement français lui offrait. Il a été accueilli avec grand déférence», renchérit la diplomate Aura Mansour, intime de Kadhafi.
La diplomatie de la bonne chère ne laisse aucune place à l'erreur, mais le jeu en vaut la chandelle. Inspirée encore au début du siècle dernier par Auguste Escoffier, le «roi des cuisiniers» et le «cuisinier des rois», la tradition de faire rayonner le prestige de la cuisine française devant les invités étrangers perdure et résiste avec succès aux tendances malsaines du fast food. Outil diplomatique, force de persuasion, la cuisine française est surtout un art. Et qui sait combien de contrats et d'accords de paix seront signés un stylo dans une main et une fourchette dans l'autre.