«Tout porte à croire que la responsabilité est attribuable à la Russie et en cela le travail mené par les services britanniques, partagé avec les services français, le confirme.»
Mercredi, alors que Berlin et Washington avaient assuré Theresa May de leur soutien avant son annonce d'une série de mesures à l'encontre de la Russie devant le parlement britannique, Paris avait prévenu qu'elle attendrait les conclusions définitives de l'enquête avant de prendre d'éventuelles mesures de rétorsion. Une prudence qui avait provoqué «l'ire d'une partie de la presse britannique», comme le soulignait Reuters.
Dans un communiqué, l'Élysée déclare maintenant que «la France partage le constat du Royaume-Uni qu'il n'y a pas d'autre explication plausible et exprime à nouveau sa solidarité à l'égard de son alliée».
Ainsi, sans finalent attendre les conclusions de l'enquête, l'Élysée s'aligne sur ses alliés de l'OTAN, qui depuis plusieurs jours somment les autorités russes de fournir à Londres les informations qu'elle exige, faisant monter d'un cran la tension monte entre les capitales européennes et Moscou, qui a annoncé qu'elle répondrait par une série de contre-mesures.
Jusqu'à présent, les annonces du Premier ministre britannique étaient plus de l'ordre du «symbolique», selon le politologue Philippe Moreau-Desfarge, qui répondait à nos questions le 14 mars, dans la foulée de l'annonce des actions pour l'heure prise par le Royaume-Uni à l'encontre de la Russie.
Des mesures «classiques»- ne devant selon lui avoir «aucune conséquence» autres que diplomatiques- telles que le boycott de la Coupe du monde par la famille royale et les membres du gouvernement britannique, ou le renvoi de 23 diplomates considérés par Londres comme des «agents de renseignement non déclarés» ou la «suspension des échanges bilatéraux» à haut niveau. Le Foreign office devait pour sa part se charger d'appeler à la vigilance pour les sujets britanniques qui voudraient se rendre en Russie.
«Je pense qu'il y a une volonté de dramatiser la situation, qui est assez caractéristique aujourd'hui au Royaume-Uni. L'enquête n'est pas finie que l'on sache, il y a toujours des investigations en cours et on désigne l'accusé principal comme coupable d'emblée», souligne, Pierre Lorrain, journaliste et spécialiste de la Russie à Sputnik.
Il estime par ailleurs que ce regain de tensions était «relativement prévisible» et s'interroge sur le calendrier de cette affaire ultra-médiatisée, à l'approche des élections présidentielles russes et de la Coupe du monde de football…
«Il se trouve que chaque fois qu'un élément majeur se passe en Russie, il y a systématiquement dans le monde occidental des tentatives- réelles ou non —de mettre en accusation la Russie sur divers thèmes.»
Toutefois, Pierre Lorrain n'écarte pas complètement une éventuelle implication des services russes dans cette tentative d'assassinat, mais juge l'hypothèse peu crédible:
«Peut-être que ce sont les services russes qui sont responsables de cela… mais dans ce cas il faudrait considérer que les services et le gouvernement russes sont idiots ou irresponsables de se lancer dans ce genre d'opérations et de provocation à la veille d'évènements majeurs qui pouvaient redorer le blason de la Russie auprès des Occidentaux.»
Des affaires qui, selon le journaliste, «présentent la même caractéristique: c'est qu'il n'y a pas de preuve», le conduisant à s'interroger sur la possibilité d'une provocation:
«Beaucoup de personnes, beaucoup d'intérêts dans le monde, ont des visées sur le fait que la Coupe du monde ne se déroule pas dans de bonnes conditions et à l'approche des élections présidentielles en Russie, que le Président Poutine soit désigné comme quelqu'un de pas fréquentable et surtout d'indésirable pour l'Occident.»
Mais en réalité, cela fait bien plus longtemps que la formule du Novichok circule, et pas que dans les milieux autorisés. Le chimiste russe Vil Mirzayanov avait révélé son existence en 1992 dans un hebdomadaire moscovite. Les autorités russes ayant estimé que les formules n'étaient pas inconnues de la presse soviétique et ayant levé leurs accusations de trahison, le chercheur était parti s'installer aux États-Unis, où il avait publié un ouvrage détaillé sur le sujet.
Un point sur lequel revenait Alain Rodier, directeur du Centre Français de recherche sur le renseignement (CF2R), au micro de l'un de nos journalistes.
«Il avait même publié un livre aux États-Unis dans lequel […] les formules étaient disponibles. On peut donc penser que d'autres personnes étaient tout à fait au courant de ce type de produits.»
Alain Rodier, qui s'étonne par ailleurs du modus operandi de cette opération «homo» (pour «homicide»), celle-ci ayant visée un agent échangé, un cas «sans précédent» souligne-t-il, sans parler de l'implication d'un membre de sa famille, là encore un élément qui contraste avec le mode opératoire de ce type d'assassinats ciblés, qui jalonnent l'histoire de l'espionnage. D'ailleurs, Sergueï Skripal n'avait été condamné qu'à 13 ans de prison en Russie, une peine légère pour un espion tendant à montrer qu'il n'avait transmis aux Britanniques que des informations de second ordre. Pourquoi dès lors se venger de lui huit ans plus tard?
Mais ces incertitudes ne concernent pas que la forme ou le calendrier. Un dernier point attire particulièrement notre attention. En effet, contrairement à ce que répètent en chœur nos confrères, le Novichok n'a pas été développé et testé uniquement sur les territoires actuels de la Russie et du Kazakhstan…
«L'institut de recherche chimique de l'ouest de l'Ouzbékistan était un important site de recherche pour une nouvelle génération d'armes chimiques secrètes et hautement mortelles, connues sous le nom de Novichok.»
Bref, la liste des personnes ou entités ayant potentiellement eu accès à ce produit est bien plus longue que ce que ne le laissent entendre les Britanniques et leurs relais. Ne serait-il pas prudent dans ces conditions d'attendre les résultats d'une enquête sérieuse avant de jeter de l'huile sur le feu?