Le ministre des Affaires étrangères d'Emmanuel Macron, Jean-Yves Le Drian, est à Téhéran depuis ce lundi 5 mars. S'il a inauguré une exposition inédite du Louvre au Musée national d'Iran, illustrant —après le Louvre Abou Dhabi- la puissance de la diplomatie culturelle, le patron du Quai d'Orsay s'est entretenu avec les différents hommes forts du pays au sujet des grandes problématiques liées à la République islamique: la guerre en Syrie et de manière plus large, l'influence iranienne dans la région, ainsi que le programme balistique de Téhéran et l'accord sur le nucléaire.
Rappelons que Téhéran est un allié —pour le moment sans faille- de Damas, alors que l'un des objectifs des États-Unis et de la France (de manière moins explicite) est le départ d'Assad. Concernant l'influence toujours plus grande de l'Iran au Moyen et au Proche-Orient, les Iraniens ont encore en mémoire les déclarations de la diplomatie française dénonçant les «ambitions hégémoniques régionales» de Téhéran. La France s'oppose aussi aux Iraniens quant à leur programme balistique, sûrement aussi pour rassurer ses alliés israéliens et saoudiens. Enfin, l'accord nucléaire sera une nouvelle fois aux centres des discussions.
Avant même la conclusion de cette visite diplomatique, François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France à Téhéran, a livré son avis d'ancien diplomate fin connaisseur de l'Iran, sur ces différents sujets.
Sputnik France: Concrètement que va demander Jean-Yves Le Drian à Hassan Rohani à propos de la Syrie?
François Nicoullaud: «il va demander beaucoup de choses, mais je crains qu'il n'obtienne pas énormément de choses, c'est ça le problème. Il va demander très certainement que la trêve soit respectée sur le territoire syrien et notamment dans la Ghouta. Il va demander à ce que l'Iran relâche son emprise sur la Syrie, peut-être n'y installe pas de base militaire, mais il n'est pas certain qu'il obtienne beaucoup de satisfaction.»
Sputnik France: Concrètement, il y a donc peu de chance que la France obtienne quelque chose concernant la Syrie?
François Nicoullaud: «En effet! Les Iraniens n'ont guère de raison de faire un cadeau à ce sujet parce que là, ils sont en position de force. [Sur] la situation en Syrie, nous n'avons pas énormément d'atouts, il faut bien le reconnaître. Donc, il n'y a aucune raison, de la part des Iraniens, a priori, de nous faire des cadeaux sans contrepartie. Enfin, s'ils veulent être très gentils avec Monsieur Macron, peut-être qu'ils feront quelques gestes et notamment peut-être sur la Ghouta, peut être va-t-il obtenir [par l'intermédiaire des Iraniens, ndlr] quelque chose d'Assad, mais encore faut-il que ce dernier soit d'accord, ce qu'il n'est pas certain.»
Note: Ce mardi 6 mars, l'AFP titrait dans la matinée que «les forces du régime progressent dans la Ghouta, sourdes à la trêve». En effet, il semblerait que même si Bachar el-Assad et ses alliés permettent de courtes trêves, aucun cessez-le-feu sur le long terme ne peut être envisagé tant que «les forces du régime» n'auront pas repris le contrôle de la majorité, voire de la totalité du territoire de la Ghouta orientale.
Hassan Rohani a même déclaré ce lundi 5 mars qu'«il n'y a aucun autre moyen que de renforcer le gouvernement central à Damas pour régler la crise syrienne». Les positions iraniennes sont donc bien éloignées de celles de Washington et de Paris.
Sputnik France: Est-ce que l'accord nucléaire peut être inclus dans le sujet syrien afin de mettre la pression sur l'Iran?
François Nicoullaud: «Inclus dans le dossier syrien? Certainement pas! Mais l'accord nucléaire peut être traité effectivement. Les Français tiennent à l'accord, cela, c'est certain, ils l'ont beaucoup répété, contrairement aux Américains, qui menacent effectivement de sortir de l'accord toutes les semaines.
Les Français, s'ils souhaitent que l'accord continue, considèrent que l'accord peut être amélioré. Ils vont peut-être demander des gestes aux Iraniens. Mais ces derniers ont toujours dit: "écoutez, la première chose à faire, c'est de tout d'abord, bien appliquer l'accord, parce qu'à l'heure qu'il est, il n'est pas bien appliqué. Nous, nous le respectons. Il est clair que l'agence de Vienne, qui exerce les contrôles internationaux sur les installations nucléaires est satisfaite de notre comportement. Alors que les Américains n'appliquent pas fidèlement, loyalement, l'accord. Donc, commençons par l'appliquer; voyons comment cela fonctionne pendant un certain temps. Et une fois qu'on aura constaté que tout cela se passe bien, que tout le monde joue le jeu, on verra si des conversations peuvent se nouer pour faire évoluer certains points de l'accord." Voilà, c'est un peu cela la ligne des Iraniens.»
François Nicoullaud: «Cela dépend de Trump. C'est lui qui prendra la décision en fonction de ce que les Européens auront ou n'auront pas obtenu. Mais il est certain que les "terribles lacunes" de l'accord auxquelles songe Trump, ce sont des points sur lesquels les Iraniens ne sont pas prêts à céder. Par exemple: Trump demande les inspections soient renforcées, notamment sur les sites militaires, que les inspecteurs puissent y rentrer à tout moment sans préavis. Et ces choses sont évidemment inacceptables pour les Iraniens.»
Sputnik France: Est-ce que le fait que la France soit un allié de l'Iran sur cet accord iranien, peut mettre sa pression sur d'autres dossiers?
François Nicoullaud: «Oui, effectivement. La France a tout de même accompli les gestes quand même positifs à l'égard de l'Iran. Donc l'Iran peut noter, peut relever et peut songer à rendre la pareille, en quelque sorte.
Mais toute la question est de savoir, ce qu'on demande et ce que l'on peut obtenir. Sur le papier, ce que les Occidentaux demandent n'est pas obtenable de l'Iran. […] La France considère que certaines clauses mériteraient d'être prolongées ou éclaircies dans certains cas.»
«Pour conserver les États-Unis dans l'accord sur le nucléaire iranien, les pays européens sont atteints d'extrémisme et celui-ci nuira en fin de compte à la politique de l'Europe».
Le ministre des Affaires étrangères prévient donc son homologue français en lui demandant de pousser à ce que l'accord soit appliqué en l'état et de ne pas se coucher devant les desiderata américains.
Sputnik France: Qu'en est-il du programme balisitique?
François Nicoullaud: «[…] Concernant le programme balistique, on sait bien que les Iraniens n'ont pas l'intention de faire des gestes unilatéraux, de sacrifier unilatéralement leur programme balistique, cela est absolument exclu. Est-ce qu'ils peuvent envisager, dans un cadre régional et de façon réciproque, des mesures de transparence ou de contrôle avec les principaux pays de la région, cela est un sujet qui peut être mis sur la table. […]»
Sputnik France: La France, qui s'est positionnée clairement sur le balistique, ne doit-elle pas être l'arbitre dans la région entre l'Iran, l'Arabie saoudite et Israël?
François Nicoullaud: «Non, je ne dirais pas arbitre. La France a un point de vue qui coïncide largement avec ses partenaires européens et même avec les Américains. Elle exprime très clairement ce point de vue, très fermement, au point d'avoir d'ailleurs, beaucoup irrité les Iraniens. Mais cela c'est un peu la technique Macron-Le Drian: on parle franchement, on ne se cache rien. Mais ce qui n'empêche pas de se parler.»
Note: Le programme balistique iranien est un dossier où les acteurs ont des positions très tranchées. En effet, si Jean-Yves Le Drian a justement estimé «qu'il y a beaucoup de travail à faire» sur la question balistique, les Iraniens ont rappelé que ce programme «défensif» dépendait seulement de leur «souveraineté», contrairement à Washington, Paris, Tel Aviv et à Riyad. Rappelons qu'Ali Akbar Velayati, porte-parole de la diplomatie iranienne s'était exprimé en novembre dernier sur cette question:
«Sur les questions de défense et du programme balistique, nous ne demandons la permission à personne […] En quoi cela regarde-t-il Macron? Qui est-il pour s'ingérer dans ces affaires?»
Sputnik France: Est-ce que l'économie et les échanges commerciaux seront des sujets de discussion entre le diplomate français et ses homologues iraniens?
François Nicoullaud: «Oui, il y a un point qui sera certainement évoqué dans les conversations, c'est la difficulté de débloquer les dispositifs de financement pour faire des affaires avec l'Iran, puisque l'on sait que toutes les grandes banques européennes, dont les banques françaises, n'ont pas l'intention de travailler avec l'Iran parce que cela est trop compliqué, cela représente trop de risque, cela risque de les fâcher avec leurs clients américains, avec le gouvernement américain.
Donc, comme il ne peut pas y avoir de vrais contrats sans financement, il y a un vrai blocage. Et là-dessus, les Iraniens insistent beaucoup pour que l'on trouve des solutions. Parce que si on ne trouve pas de solution, les bénéfices qu'ils attendaient de l'accord nucléaire en matière d'ouverture économique, d'augmentation des échanges et donc de prospérité supplémentaire en Iran, ces espoirs ne se réaliseront pas.»
Note: On s'aperçoit là encore que la ligne macronienne d'équilibre est difficile à tenir. Emmanuel Macron, qui doit se rendre en Iran ces prochaines semaines, traitera évidemment des questions stratégiques et militaires, mais aussi des problématiques économiques. Affirmant son pragmatisme, il devra faire un choix clair: rejoindre la ligne dure américaine et perdre une part du marché économique en Iran ou défendre l'accord nucléaire dont dépendent les dispositifs de financements nécessaires à l'augmentation des échanges commerciaux et marquer une rupture avec les États-Unis.
Mais le souhait-il vraiment? Et si oui, «Jupiter» le pourra-t-il?
Sputnik France:Est-ce que la France peut décider de passer outre les décisions américaines, notamment au sujet du financement, notamment si les États-Unis sortent de l'accord.?
François Nicoullaud: «Toutes les grandes opérations internationales se font en dollars et toutes opérations qui mobiliseraient, presque de façon très subsidiaire, les circuits de clearing, de compensations américaines par exemple, qui sont indispensables dans le fonctionnement du commerce international, placeraient les opérations sous le coup des sanctions américaines. […] Et beaucoup de grandes sociétés, qui ont des intérêts aux États-Unis, et qui peuvent être punies, hésiteront à faire des affaires avec l'Iran.»