Bombardements, drones, trafic d’armes, ingérences étrangères: la guerre au Yémen s’éternise
18:49 18.01.2022 (Mis à jour: 22:24 08.04.2023)
© AP Photo / Hani MohammedDes Houthis au Yémen
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Abou Dhabi a été ciblé par les Houthis, une première depuis 2018. En réponse, Riyad a frappé Sanaa. Plus que jamais, les belligérants s’enlisent dans la guerre du Yémen. Retour sur les ramifications d’un conflit oublié.
Le lundi 17 janvier fut explosif dans le Golfe persique.
En plus de cibler régulièrement les installations pétrolières saoudiennes d’Aramco, les rebelles houthis s’en sont cette fois pris aux Émirats arabes unis. L’opération militaire "Ouragan du Yémen" a vu Ansar Allah, la branche militaire des Houthis, lancer plusieurs drones kamikazes sur Abou Dhabi. L’explosion de camions-citernes transportant du carburant a fait trois morts et six blessés. Et les insurgés yéménites ne comptent pas s’arrêter là. "Nous prévenons les entreprises étrangères, les citoyens et les résidents de l’État ennemi des Émirats qu’ils devraient se tenir éloignés des sites vitaux, pour leur propre sécurité", a lancé le porte-parole militaire des Houthis, Yahya Saree.
La réponse de la coalition menée par l’Arabie saoudite ne s’est pas fait attendre. Dans la nuit du 17 au 18 janvier, Riyad a mené plusieurs raids aériens sur des quartiers résidentiels de la capitale yéménite Sanaa, faisant au moins 11 victimes.
4.100 attaques houthies
Malgré les tentatives saoudiennes d’amener les Houthis à la table des négociations, le conflit s’éternise. De plus, "les Émirats ont joué un jeu aventureux dans cette crise", indique Karim Sader, professeur de géopolitique à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth et spécialiste du Golfe.
"C’est la première fois que les Émirats sont touchés par les Houthis depuis 2018. Il y a un changement de posture de la part d’Abou Dhabi avec ce récent soutien à la brigade des Géants [unités spéciales de l’armée yéménite, ndlr], qui sont opposés à Ansar Allah sur le terrain, dans la province de Marib. En quelque sorte, les Émirats paient le prix de ce jeu d’équilibriste, ils sont en partie responsables de cette escalade", souligne-t-il au micro de Sputnik.
De surcroît, début janvier, les rebelles houthis ont saisi, non loin du port d’Hodeïda, en mer Rouge, un navire battant pavillon des Émirats arabes unis, affirmant qu’il transportait des "fournitures militaires". Riyad et Abou Dhabi ont pour leur part indiqué qu’il s’agissait d’un navire humanitaire, accusant ainsi les insurgés yéménites "d’acte de piraterie". Par ailleurs, Téhéran est suspecté d’envoyer des cargos d’armes en direction du Yémen pour apporter son aide à la rébellion.
Riyad, Abou Dhabi, chacun ses objectifs
Depuis l’intervention de la coalition arabe en juillet 2015, "la guerre est un véritable bourbier et chaque belligérant joue sa partition", résume le professeur. Initialement, Riyad et Abou Dhabi voulaient chasser les rebelles houthis, proches de Téhéran, afin d’éviter la contagion révolutionnaire à leurs frontières. Les insurgés font partie de la minorité chiite zaydite, qui ne représente pas moins de 40% de la population yéménite. Les deux alliés du Golfe ont ainsi soutenu le gouvernement internationalement reconnu de Abdrabbo Mansour Hadi, Président yéménite en exil en Arabie saoudite depuis 2015.
© Sputnik . Louis DoutrebenteYémen : face aux incursions étrangères, les rebelles houthis tiennent plusieurs lieux stratégiques
Yémen : face aux incursions étrangères, les rebelles houthis tiennent plusieurs lieux stratégiques
© Sputnik . Louis Doutrebente
L’Arabie saoudite et les Émirats refusaient catégoriquement de voir une partie du Yémen tomber entre les mains des alliés de Téhéran. En effet, par l’intermédiaire de conseillers militaires iranienset du Hezbollah envoyés en Érythrée, les rebelles houthis ont appris la confection de missiles guidés antichars, de mines marines, de drones chargés d’explosifs, de missiles balistiques et de croisière, de véhicules maritimes sans pilote (UMV), ainsi que d’autres armes et systèmes. Entre janvier 2016 et 20 octobre 2021, les insurgés yéménites ont lancé plus de 4.100 attaques contre l’Arabie saoudite et ses alliés au Yémen et dans le Golfe.
Mais les deux alliés poursuivaient des buts différents. Alors que la monarchie wahhabite avait les yeux rivés sur les insurgés zaydites, les Émirats arabes unis se sont focalisés sur d’autres objectifs.
"Abou Dhabi voulait affaiblir coûte que coûte le mouvement frériste yéménite Islah, qui faisait pourtant partie de la coalition contre les Houthis. Les Émirats ont appuyé les indépendantistes du Sud tout en se concentrant sur les eaux méridionales en lien avec la corne de l’Afrique", explique le chercheur.
En effet, les Émirats contrôlent dorénavant plusieurs îles stratégiques non loin du détroit de Bab-el-Manbed et du Golfe d’Aden, à l’instar de Socotra ou de Mayyun. En mettant la main sur ces territoires, ils sont parvenus à maintenir une influence sur les ports et les voies commerciales en direction du canal de Suez. "Les Émirats ont tissé une véritable toile pendant que l’Arabie saoudite était en véritable croisade contre les Houthis", résume Karim Sader.
Riyad: 23.000 raids contre le Yémen
Et ce n’est pas demain la veille que Riyad changera de posture. Après la mort de deux personnes lors d’une attaque revendiquée par les rebelles yéménites dans le royaume saoudien, Riyad avait annoncé, samedi 25 décembre dernier qu’elle allait lancer une opération militaire "à grande échelle" au Yémen. Une de plus. Car entre mars 2015 et juillet 2021, les Saoudiens ont mené plus de 23.251 raids aériens, sans parler des opérations terrestres.
L’Arabie saoudite a dépensé des milliards dans ce conflit et son image "est plus qu’écornée à l’international", estime le spécialiste du Golfe. En effet, selon les derniers chiffres de l’Onu, la guerre est une véritable catastrophe humanitaire. Outre les 370.000 personnes décédées, le pays est ravagé par le stress hydrique, la famine et de nombreuses maladies. Un enfant yéménite de moins de cinq ans meurt toutes les neuf minutes en raison du conflit et 80% de la population dépend grandement de l’aide internationale.
L’issue de la guerre reste cependant incertaine, et pas que pour des raisons militaires ou humanitaires:
"Tout est lié aux négociations avec l’Iran. Plus les Houthis gagnent du terrain, plus c’est une carte importante à jouer pour Téhéran dans les négociations avec les autres pays du Golfe", souligne Karim Sader.
Les rencontres se multiplient. En plus des pourparlers à Bagdad entre officiels saoudiens et iraniens, les deux parties se sont récemment réunies en Jordanie et même à Jeddah, en Arabie saoudite, dans le cadre de la réouverture du bureau de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) dans cette ville. D’ailleurs, Saïd Khatibzadeh, porte-parole de la diplomatie iranienne, a fait savoir que "nous sommes prêts à ouvrir de nouveau notre ambassade en Arabie saoudite". Un rapprochement également entamé avec les Émirats arabes unis. "Il y a un climat plutôt favorable à la négociation, à la diplomatie", observe Karim Sader. Au lendemain des attaques houthies sur son sol, Abou Dhabi a déclaré vouloir recevoir le Président iranien Ebrahim Raïssi.
Reste à savoir si les Houthis rentreront dans les clous.
"Il n’est pas à exclure que les Houthis démontrent leur marge de liberté vis-à-vis de Téhéran et qu’ils ne veuillent pas faire l’objet d’un compromis entre les pays du Golfe et l’Iran. C’est une hypothèse, mais personne n’a intérêt à ce que le Yémen continue à brûler", pense le politologue.
Une chose est sûre, on est bien loin des vœux pieux de Joe Biden sur la fin de la guerre du Yémen. Ces nouveaux rebondissements viennent "tirer la sonnette d’alarme sur un conflit qui a trop duré", conclut Karim Sader.