«Nous assistons à des lamentations sur le fait que la Russie développe son activité militaire dans l'Arctique. Tout le monde le sait parfaitement et depuis longtemps: c’est notre territoire, notre terre. Nous répondons de la sécurité de notre littoral arctique et tout ce que nous faisons là-bas est parfaitement légal et légitime», a fermement averti Sergueï Lavrov le 17 mai.
Le chef de la diplomatie russe n’y est pas allé par quatre chemins pour rappeler la position dominante de Moscou dans l’océan Arctique. À l’avant-veille de la réunion ministérielle des pays du Conseil de l’Arctique, celui-ci a balayé d’un revers de main les critiques occidentales sur la «militarisation» de la région. Des critiques réitérées le 18 mai par Antony Blinken, Secrétaire d’État américain, qui a exprimé ses «inquiétudes» sur «l'augmentation de certaines activités militaires» russes dans la région. Face aux convoitises des pays riverains, la première puissance arctique en termes de km2 a effectivement renforcé son dispositif militaire, en multipliant les exercices, déployant ses systèmes de défense antiaérienne S-400 tout en modernisant plusieurs bases et aérodromes qui dataient de l’ère soviétique.
Le retour d’un espace conflictuel dominé par la Russie
Une «militarisation» qu’Eugène Berg, ancien diplomate et essayiste (il a notamment publié La Russie pour les nuls, Éd. First), juge «normale».
«La Russie, c’est la puissance arctique. Il n’en existe pas deux comme elle, puisqu’elle a le plus grand rivage […] Elle est la seule puissance notable qui est présente en Arctique et qui se donne les moyens de sa puissance, des moyens conséquents par rapport il y a une dizaine d’années.»
Le premier face-à-face entre Sergueï Lavrov et Antony Blinken à Reykjavik ce 19 mai pour le Conseil de l’Arctique risque donc d’être tendu. Car depuis janvier, les relations bilatérales se sont fortement dégradées: Moscou a expulsé en avril des Américains –en représailles à des sanctions de Washington– et Joe Biden a utilisé un langage peu diplomatique, qualifiant Vladimir Poutine de «tueur».
À l’occasion de cette même conférence de presse, le ministre russe des Affaires étrangères en a donc profité pour dénoncer «l’offensive» de l’Otan dans la région depuis plusieurs années. En février, le Pentagone avait déployé quatre bombardiers stratégiques en Norvège via l’Otan, après avoir envoyé en 2020 des bâtiments en Mer de Barents, dans la zone économique exclusive de la Russie, suscitant les protestations de Moscou. Déjà en 2018, l’Alliance de l’Atlantique nord avait organisé en Norvège son plus grand exercice militaire depuis la fin de la Guerre froide, «Trident Juncture 18» mobilisant 50.000 soldats et 10.000 véhicules.
Une militarisation exacerbée par des enjeux économiques
«L’Arctique a dormi pendant vingt-cinq ans après la Guerre froide», souligne Eugène Berg, qui a représenté Total à Mourmansk, dans le Grand Nord russe, pendant cinq ans. Aujourd’hui, la région est redevenue un espace stratégique à mesure de la glaciation des relations russo-américaines et du changement climatique, avec la découverte d’immenses réserves d’hydrocarbures et de l’ouverture de potentielles routes maritimes. C’est dans ce contexte que le chef de la diplomatie russe a préconisé la relance de rencontres régulières entre les chefs des états-majors des pays membres du Conseil afin de «faire baisser les risques sur le plan militaire».
C’est Vladimir Poutine qui a fait de l'exploitation économique de l'Arctique une priorité économique, notamment via le développement de la voie maritime le long des côtes nord de la Russie pour relier l'Europe à l'Asie et concurrencer les routes traditionnelles. Avec la fonte progressive des glaces, la route maritime du Nord-Est, reliant l’Asie à l’Europe, représenterait un gain de temps considérable, d’environ 30% en temps, en distance et en coût, par rapport aux détroits de Suez et de Malacca. En outre, le sous-sol de la région recèlerait 30% des réserves mondiales de gaz, «dont une très grande partie se trouve sous la juridiction et les droits exclusifs de la Russie» et 13% des réserves mondiales de pétrole non découvertes, comme le constatait dans nos colonnes Laurent Mayet, président du think tank Cercle polaire et ancien représentant spécial des Affaires étrangères pour les questions polaires.
Les États-Unis à la traîne dans le Grand Nord
De potentielles sources de richesses que souhaitent évidemment contrôler les huit pays riverains de l’Arctique. Dans la région, c’est Moscou qui en détient la majeure partie, revendiquant à l’Onu 1,2 million de km2. Ottawa, Oslo et Copenhague ont également demandé l'extension de leur «plateau continental» au-delà de leur zone économique exclusive de 200 milles marins, ce qui leur ouvrirait des droits sur et sous les fonds marins.