La guerre menée contre les stupéfiants toucherait plus les consommateurs que les trafiquants. C’est le bilan que tire l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT) de la lutte anti-drogue, cinquante ans après la promulgation de la loi de 1970. Celle-ci voit l’usager de drogues à la fois comme un malade et comme un délinquant.
Difficulté pour appréhender les trafiquants
Ainsi, le nombre d’individus interpellés pour des infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS) a été multiplié par 40, passant de 4.000 à 160.000 personnes en 2020. Or, selon l’Obseravoire, «les interpellations au titre de l’usage ont augmenté deux fois plus vite que les procédures pour trafic». En 2020, par exemple, elles représentaient 81% des mises en cause, contre 9% pour des faits d’usage-revente et 9% de trafic.
Des données qui n’étonnent guère Bénédicte Desforges, cofondatrice du collectif Police contre la prohibition: «Tout le monde veut arrêter des trafiquants, mais ce n’est pas facile à réaliser. C’est pour cela que le chiffre des procédures de trafic reste stable», déplore-t-elle au micro de Sputnik. A contrario, «l’usage de stupéfiant est un délit facile à faire, sans enquête, sans victime et élucidé à 100% aussitôt qu’il est constaté», avance l’ancienne policière.
«L’infraction révélée est excellente d’un point de vue statistique. Cela explique dans une grande mesure l’augmentation des interpellations qui donnent lieu à une réponse pénale immédiate», abonde Renaud Colson, juriste et maître de conférences à l’université de Nantes, spécialisé dans la politique des drogues. Selon lui, c’est une des conséquences de la «politique du chiffre» qui a «façonné la culture policière de ces dernières années».
Les jeunes dans le viseur
En outre, cette politique peut donner lieu à des situations cocasses, comme le raconte Bénédicte Desforges.
«Par lassitude, les policiers finissent par suivre ces consignes et obéir à la pression pour avoir la paix. Ils font donc de l’usage de stupéfiant. Je l’ai connu en service. Quand une équipe ne ramène rien, on va aller chasser le fumeur de cannabis en valeur d’ajustement », témoigne l’ex-policière.
Ces interpellations cibleraient en priorité les «quartiers populaires», les «populations jeunes et les usagers de cannabis ou autres drogues qui sont visibles dans l’espace public». «C’est là qu’ils vont faire leur chiffre», explique la cofondatrice de Police contre la prohibition.
Parmi les usagers épinglés par la police en 2019, ils étaient 90% d’hommes, selon le rapport.
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— OFDT (@OFDT) April 27, 2021
✅Evolutions traitement #judiciaire #policier ↗️ sanctions financières↘️alternatives sanitaires
↪️8 p + annexe schéma chaîne pénale usagershttps://t.co/0uJstUyRbn pic.twitter.com/0I2jeRv6YD
C’est là que réside le paradoxe de la lutte contre les stupéfiants, estime Renaud Colson. «C’est une politique répressive, qui pèse de tout son poids sur une partie de la population, et une politique totalement indolore pour la grande majorité des usagers. Certains peuvent même douter que l’usage de stupéfiants soit interdit: le cannabis est partout mais son usage n’est réprimé qu’en certains lieux.»
«Au regard de ce que sont les problèmes de toxicomanie, il n’y a pas de raison objective de ne punir de manière systématique qu’une petite frange des usagers», poursuit le juriste au micro de Sputnik.
Peut-être conscient de ce décalage, Gérald Darmanin a estimé dans une interview donnée au JDD qu’il «[fallait] dire la vérité»: «C’est souvent le bourgeois du seizième arrondissement parisien qui fait vivre le point de deal de Sarcelles.»
Une politique dépourvue de sa dimension sanitaire
Néanmoins, pour endiguer la consommation de stupéfiants, le ministre de l’Intérieur a souligné l’importance d’agir sur la prévention. Il y voit d’autant plus d’urgence que «le cannabis est devenu une drogue dure». Le niveau de cannabinoïde psychoactif (tétrahydrocannabinol, THC) «a augmenté de manière considérable et crée une dépendance très forte». Les intentions semblent louables, donc. Mais certains dispositifs sont en contradiction avec l’objectif annoncé. Et pour cause, avec la création de l’amende forfaitaire délictuelle (AFD), «la dimension sanitaire est complètement évacuée de la réponse pénale», fustige Bénédicte Desforges.
Un constat d’échec pour Renaud Colson. «Le principe du volet sanitaire de la loi de 1970 était que l’usager de stupéfiant qui rentrait dans une logique d’abstinence, sous contrôle médical, se voyait protéger des poursuites pénales», rappelle le juriste. L’aspect répressif était présent «essentiellement dans l’hypothèse où les usagers résistaient aux démarches thérapeutiques», précise-t-il. Sauf que cette approche n’est pas adaptée à la grande majorité des usagers de produits illicites, déplore Renaud Colson.
«À une époque de populisme pénal, la politique des drogues est devenue un outil au service d’autres objectifs que le traitement des addictions: il s’agit désormais d’un faire-valoir politique qui permet l’affirmation d’une forme de rigueur mettant à l’abri des accusations de laxisme», analyse Renaud Colson.
Une grille de lecture qui pourrait s’appliquer aux déclarations du ministre de l’Intérieur. D’ailleurs, Gérald Darmanin n’a pas manqué de s’auto-congratuler: «Depuis janvier, nous avons conduit plus de 1.300 opérations de démantèlement des points de deal. Nous effectuons des saisies importantes et régulières. Mais notre stratégie est aussi de s’attaquer aux consommateurs: plus de 70.000 amendes pénales leur ont été délivrées depuis le 1er septembre.» Des chiffres supposés démentir, en creux, les accusations de laxisme émanant de l’opposition.