La Russie sera bel et bien la deuxième destination de Gérald Darmanin en tant que ministre de l’Intérieur, après le Maroc. Le locataire de la place Bauveau est attendu à Moscou lundi 26 octobre, où il s’entretiendra avec Vladimir Kolokoltsev, son homologue russe, sur les questions d’immigration clandestine et de lutte contre le terrorisme.
«C’est sans doute là –en matière de lutte antiterroriste– que nous avons le plus d’intérêts communs», estime Emmanuel Dupuy au micro de Sputnik.
L’un des points qui devrait figurer à l’ordre du jour de ce rendez-vous est l’expulsion vers la Russie de fichés S pour radicalisme d’origine tchétchène. Une perspective qui fait grincer des dents en France, notamment au regard du droit des étrangers et tout particulièrement du droit d’asile.
Quelque 4.000 fichés S étrangers en France
«Il n’y a même pas de jurisprudence, on navigue dans le flou absolu», admet Emmanuel Dupuy. Toutefois ce dernier ne croit «sincèrement pas» à la configuration d’un Guantanamo à la Française, qui selon un article du Canard enchaîné du 21 octobre serait une proposition que des conseillers juridiques d’Emmanuel Macron auraient mis sur la table afin de pallier aux refus des pays d’origine de fichés S de les reprendre.
Ils seraient ainsi 4.111 étrangers à figurer au Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), rappelle le président de l’IPSE.
«La vraie question, c’est quels dispositifs juridiques nous avons pour renvoyer chez eux ces fichés S étrangers», s’interroge-t-il, avant d’ajouter: «Quelles sont les nationalités concernées? Quels sont les pays avec lesquels il peut y avoir un accord?»
Renvoyer en Russie les radicaux tchétchènes auxquels la France avait ouvert les bras au début des années 2000 sur fond de seconde guerre de Tchétchénie: un certain «cynisme» de Paris, mais surtout du «réalisme», aux yeux d’Emmanuel Dupuy. «On peut s’interroger sur qui on a accueilli», souligne-t-il. «Les Russes nous l’ont dit que parmi ces réfugiés, il y avait des gens qui étaient clairement désignés» comme des terroristes, rappelant le contexte de la tuerie de Beslan ou 334 otages, dont 186 enfants, furent tués dans la prise d’otages d’une école de l’Ossétie du Nord par des séparatistes tchétchènes.
Il y aurait 80 000 personnes d'origine tchétchène sur le territoire national. Beaucoup ont reçu le statut de réfugié lorsque Kouchner était au Quai. A l'époque, certains services de l'Etat - y compris à l'ambassade à Moscou - étaient effarés des profils qu'ils voyaient passer . https://t.co/rz1JEG9bFL
— Arnaud Dubien (@ArnaudDubien) June 16, 2020
Le président de l’IPSE souligne que les renseignements français et russe travaillent déjà «main dans la main» sur des dossiers où les deux pays ont des intérêts communs, comme en Libye.
Services de renseignements français et russes, déjà «main dans la main» sur certains dossiers
«Nous n’avons jamais assumé le fait que, à l’heure où nous avons rompu les relations diplomatiques avec la Syrie, nous prenions en compte quelques-unes des informations qu’ils nous envoyaient. Il faut quand même avoir un minimum de pragmatisme. Même si nous récusons ce gouvernement, nous sommes obligés de partir du principe que tous les ponts ne peuvent pas être coupés, sinon nous serions dans une logique criminelle vis-à-vis de notre propre population.»
Jusqu’à présent, la Russie semble rejeter l’idée de devoir accueillir des individus qui se sont radicalisés dans un autre pays. «L’important n’est pas où il est né, mais où, quand et comment il a été converti à une idéologie terroriste que la Russie condamne, bien sûr, sous toutes ses formes», avait déclaré à la presse Sergueï Parinov, porte-parole de la diplomatie russe à Paris.
Du côté de Grozny, même son de cloche en mai 2018, quand la Tchétchénie avait été pointée du doigt après un attentat au couteau aux abords de l’Opéra Garnier à Paris, commis par un jeune Tchétchène dont la famille avait reçu l’asile politique en France. «Il n’a fait que naître en Tchétchénie, mais il a grandi et a formé sa personnalité, ses opinions et ses convictions au sein de la société française», avait réagi le leader tchétchène Ramzan Kadyrov non sans provoquer l’ire du Quai d’Orsay.
Toutefois Emmanuel Dupuy se dit «tout à fait optimiste» quant au développement d’une telle coopération. «Nous sommes rentrés dans une logique de coopération internationale contre le terrorisme», insiste-t-il.
Faire pression sur les Pays du Golfe
Soulignant «l’ignominie» de la guerre au Yémen, où la France a soutenu ses alliés saoudiens, Emmanuel Dupuy évoque la possibilité par Paris de recourir à une position similaire à celle de Berlin, lorsqu’Angela Merkel décida de suspendre tous ses contrats d’armements avec l’Arabie saoudite après l’assassinat de Jamal Khashoggi.
«A contrario, avec la Russie, nous pourrions alléger un certain nombre de dispositifs que nous avons à son égard. Après tout, les sanctions décidées au niveau européen datent de 2014 et les pays européens se posent la question de leur efficacité ou même de leur légitimité.»
Le président de l’IPSE évoque également la question biélorusse: «tout le monde sait que si Loukachenko tombe, ce sera un opposant, mais pas un opposant occidentalisé comme nous l’aurions souhaité» qui reprendrait les reines du pouvoir et ainsi «regarderait vers Moscou».
Autre piste, celle des récentes sanctions prises dans le cadre de l’affaire Navalny, «bien qu’Emmanuel Macron y tienne, elles sont tout à fait négligeables au regard de l’importance de la coopération avec Moscou qu’on devrait avoir dans ce domaine», estime Emmanuel Dupuy.
«S’il y a au moins quelques éléments que l’on peut mettre en avant justifiant une relation plus équilibrée avec Moscou, c’est évidemment la lutte antiterroriste», ajoute-t-il.
Quoi qu’il en soit, une chose est sûre pour Emmanuel Dupuy, tout rapprochement entre Paris et Moscou sur la question sécuritaire ne devra en rien éluder l’«épineux» dossier de la mise en place d’une coopération similaire avec les pays du Golfe «qui sont de grands pourvoyeurs de radicalisés et de soutiens à des fichés S.»
«Pour le coup, j’attends de voir comment vont réagir l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Qatar, peut-être même l’Algérie ou la Tunisie. Ce sont de vraies questions de géopolitiques,» conclut-il.