Tunisie: mutation de la Première dame, juge de son état. Une justice «trop» indépendante?

© AFP 2024 FETHI BELAIDIchraf Chebil Saïed et Kais Saïed
Ichraf Chebil Saïed et Kais Saïed - Sputnik Afrique
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La magistrate Ichraf Chebil Saïed, épouse du Président tunisien, a été mutée dans une ville du sud du pays. Cette affaire divise l’opinion publique. Elle est perçue par certains comme une confirmation de l’indépendance de la justice et par d’autres comme une tentative de porter atteinte au chef de l’État à travers son épouse.

Au courant du mois d’août 2020, le Conseil de la magistrature judiciaire, une des trois instances du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), a décidé de muter Ichraf Chebil, vice-présidente du tribunal de première instance de Tunis, à la cour d’appel de Sfax (300 kilomètres au sud de la capitale). Cette mutation aurait pu passer inaperçue sauf que la magistrate en question n’est autre que l’épouse du Président de la République, Kaïs Saïed. Depuis l’élection de son mari, la juge n’a rien changé à ses habitudes professionnelles. Ichraf Chebil se fait même très discrète comme en atteste Adnan Limam, politologue, juriste tunisien et ancien confrère de Kaïs Saïed à la faculté de droit de Tunis.

«L’épouse du Président de la République refuse d’être considérée comme une Première dame de Tunisie. D’ailleurs elle n’accompagne jamais le Président de la République dans ses voyages officiels. C’est une personne très discrète», explique-t-il.

Séparation hermétique

Mais la magistrate ne souhaite pas être mutée en dehors de Tunis et décide d’introduire un recours auprès du CSM. Une information confirmée lundi 21 septembre par Khaled Abbès, procureur de la République auprès de la Cour d’appel de Nabeul et membre du Conseil supérieur de la magistrature. Selon lui, Le procureur a, par ailleurs, indiqué que l’épouse du Président «n’a pas bénéficié d’un traitement de faveur», ni n’a «demandé à être considérée comme un cas exceptionnel». En Tunisie, la Constitution de janvier 2014 a consacré l’indépendance du pouvoir judiciaire. Contrairement à de nombreux pays arabes et africains, le Président de la République ne peut interférer dans le fonctionnement de la justice. L’article 114 de la Constitution tunisienne dispose que «le Conseil supérieur de la magistrature garantit le bon fonctionnement de la justice et le respect de son indépendance».

«En Tunisie, il y a une séparation hermétique entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire et surtout avec le Conseil supérieur de la magistrature. Certains disent puisque la magistrate Ichraf Chebil été mutée sans complaisance à 300 kilomètres de son lieu de résidence habituel et ce, malgré que son époux soit Président, cela prouve que la justice est indépendante en Tunisie. Mais je ne pense pas que ce soit une lecture qui corresponde à la réalité», indique Adnan Limam.

Ennahda en embuscade

Selon le politologue, l’indépendance de la justice ne signifie pas pour autant que le CSM soit totalement indépendant. «Pour être clair et direct: de nombreuses parties, notamment des avocats, des magistrats et des intervenants dans le domaine de la justice, doutent de cette indépendance présumée de la justice. Ils estiment même que des entités politiques comme Ennahda [le parti majoritaire à l’Assemblée, d’obédience islamiste, ndlr] ont une mainmise sur le secteur de la justice à travers le contrôle de certains postes au sein du Conseil supérieur de la magistrature», note Adnan Limam. D’ailleurs, l’Association des magistrats tunisiens (AMT), à travers son président Anas Hamadi, a récemment fustigé les membres du CSM en faisant part de la «partialité» dont ont fait preuve des magistrats dans le traitement de certaines affaires impliquant des hommes d’affaires et des personnalités politiques. Adnan Limam s’interroge également sur le devenir de certaines affaires qui attesteraient de l’existence d’une certaine proximité entre le parti islamiste et le secteur de la magistrature. Il cite le cas de l’homme d’affaires Nabil Karoui, candidat à l’élection présidentielle d’octobre 2019 et celui d’Anouar Maarouf, ancien ministre des Transports et cadre d’Ennahda.

«Karoui est sous le coup d’une instruction judiciaire qui fait peser sur lui de lourdes présomptions mais à la faveur de son entente politique avec Ennahda tout a disparu. Où son passées ces accusations? Le Président en personne a remis en cause l’impartialité de la justice dans une affaire qui implique l’ex-ministre des Transports, Anouar Marouf. Il y a une affaire en cours pour utilisation abusive de voitures de service. Le Président a dit publiquement que dans cette affaire des documents ont été volés du dossier au sein du tribunal de première instance de Tunis», note Limam.

Cible terroriste?

Le parti islamiste Ennahda dont les relations avec le chef de l’État sont exécrables, aurait-t-il trouvé le moyen de le déstabiliser à travers son épouse? Adnan Limam, au même titre que plusieurs observateurs de la scène politique tunisienne, en est persuadé. «On veut faire payer au Président de la République le prix de sa témérité en s’attaquant à son épouse».

«Cette affaire est très sérieuse car imposer à l’épouse du Président de se rendre plusieurs fois par semaine à Sfax l’exposerait à un risque terroriste qui est réel dans notre pays. Il sera nécessaire de renforcer sa sécurité personnelle et cela engendrera des dépenses importantes. Bien entendu, la facture sera à la charge du budget de l’État. Il est étonnant que ces considérations n’aient pas été prises en compte par les membres du Conseil supérieur de la magistrature. C’est une exposition inutile face à une menace terroriste bien réelle», déplore-t-il.

Le destin de l’épouse du Président tunisien est entre les mains de ses confrères du Conseil supérieur de la magistrature. Si ce recours est rejeté, le chef de l’État n’a aucun moyen légal et juridique d’intervenir auprès du CSM. La magistrate Ichraf Chebil aura alors deux options: accepter de rejoindre son poste à Sfax et faire une demande de mutation à l’occasion du mouvement annuel, soit au cours de l’été 2021, ou alors prendre une mise en disponibilité de plusieurs années, jusqu’à la fin du mandat de son époux.

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