Un édito de Jacques Sapir à retrouver en podcast dans l’émission Russeurope Express du 15 novembre.
C’est une vieille question, traversée par le sentiment dramatique de l’histoire. L’impact de la guerre de 1914-1918 y rencontre, parfois violemment, la mémoire de la Résistance. Le référendum de 1992 sur le traité de Maastricht y côtoie celui de 2005 sur le projet de Traité constitutionnel européen. L’un donna une courte majorité au «oui», l’autre un «non» nettement plus marqué.
Les évolutions récentes, comme la mise en tutelle de la Grèce en 2015, ont conduit à de nouveaux débats. Au-delà de ces derniers se pose la question de savoir ce que c’est qu’un pays dans le monde d’aujourd’hui. Et l’on ne voit pas pourquoi la France de 67 millions d’habitants ne pourrait faire ce que la Corée du Sud de 44 millions est capable de réussir.
«Patrie du prolétariat»?
Les différents courants de gauche ont historiquement eu des approches très contrastées. Jaurès concevait, avant la Première Guerre mondiale, la nécessité du patriotisme, qui était dans ses mots une valeur positive, mais aussi celle de l’internationalisme, perçu comme une coordination entre nations souveraines. Avec la guerre de 1914-1918 et l’effondrement de la seconde internationale, la notion d’internationalisme a connu une profonde évolution. Dans son sens léniniste, elle est en réalité un a-nationalisme. Mais la contradiction entre cette vision de l’internationalisme et la construction d’un discours sur la «patrie du prolétariat», autrement dit la Russie soviétique, est venue altérer cette conception.
La Grande Guerre avait aussi donné naissance à une théorie du pacifisme intégral. Très présente au sein de la SFIO, elle explique en partie le ralliement de certains de ses membres au régime de Vichy. À partir de 1945, et en dépit de la période du CNR, les fractures deviennent de plus en plus visibles. De l’occupation reste aussi, dans une partie de la gauche, un manque de confiance dans son pays.
De la légitimité du pouvoir
Alors, on perçoit bien que ces fractures vont à la fois perdurer et se diversifier dans la période actuelle. Car l’UE d’aujourd’hui est, bien plus que ne l’était la CEE des années soixante, une machine destinée à imposer l’ordre néolibéral à ses membres. Les socialistes s’y sont globalement ralliés, comme ils se sont ralliés au néolibéralisme. Seuls quelques individus, Arnaud Montebourg en particulier, mettent aujourd’hui en cause le cadre de l’UE.
Les communistes et une partie de la gauche «ex» s’y rallie aussi, mais de manière alambiquée, prétendant que l’on pourrait changer les institutions européennes de l’intérieur. La proposition est osée quand on sait qu’il faudrait pour cela l’unanimité des États membres. Les héritiers et descendants de l’extrême-gauche, comme le NPA, font comme si l’UE n’existait pas: pour eux, c’est définitivement soit le grand soir, soit l’acceptation du cadre existant. Quant à la France insoumise, on a de plus en plus de mal à cerner sa position: rupture avec les institutions lors de la campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2017, acceptation du cadre lors des élections européennes. Il est vrai qu’elle était passée entre les deux scrutins de 19,8% à 6,6%…
Pourtant, la notion de souveraineté est une notion fondamentalement de gauche. Elle est la garantie que le peuple, et le peuple seul, sera maître de son destin. Elle comprend que le peuple ne sera pas ligoté par une légalité ancienne, grâce à l’idée de légitimité du pouvoir, et que cette légitimité renvoie, elle, directement à la notion de souveraineté. L’abdication d’une grande partie de la gauche sur la question de l’UE, son rejet de l’idée de souveraineté, prend ainsi la forme d’un renoncement aux principes fondateurs… de cette même gauche.
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