Un édito de Jacques Sapir à retrouver en podcast dans l’émission Russeurope Express du 8 novembre.
J’avais écrit, à chaud, que cela signifiait la fin du XXe siècle. Cela n’est plus aujourd’hui contestable. Mais ces événements n’impliquaient pas l’émergence automatique d’un «nouveau siècle». De fait, les dirigeants politiques, en URSS mais aussi en Allemagne et en France, mirent un certain temps à s’adapter à la nouvelle situation.
«Ils aimaient tellement l’Allemagne qu’ils préféraient qu’il y en ait deux»
Je vais faire, une fois n’est pas coutume, un retour sur mon histoire personnelle. Depuis 1987, je travaillais comme «petite main» en écrivant des notes de situation pour l’un des plus proches collaborateurs de Roland Dumas, le ministre des Affaires étrangères de l’époque. J’avais été envoyé en URSS pour deux mois à l’automne 1988, séjour que je fis dûment muni d’un passeport diplomatique...
J’étais donc aux premières loges. Avec la petite équipe qui travaillait dans les combles du Quai d’Orsay, nous avions largement pressenti les événements à venir. Mais c’est peu dire qu’ils choquèrent nos dirigeants. La répugnance à envisager les conséquences de la réunification allemande était palpable. Nos dirigeants, et François Mitterrand le premier, pensaient comme François Mauriac: ils «aimaient tellement l’Allemagne qu’ils préféraient qu’il y en ait deux»…
Car la réunification changeait la donne. Elle allait déséquilibrer radicalement ce que l’on appelle en France le «couple» franco-allemand. L’Allemagne redevenait la puissance hégémonique de l’Europe. Mais l’Allemagne se refusait à cette hégémonie.
Les dirigeants français, convaincus que la seule solution pour limiter le «risque» allemand était de pousser les feux de la construction européenne, se retrouvèrent ainsi sans le vouloir connivents de ce projet allemand. Dans la foulée, le traité de Maastricht en fut lui-même largement le produit.
Réunion surréaliste
Mais un trouble analogue saisissait les Soviétiques. Je me souviens d’une réunion surréaliste au ministère des Affaires étrangères à Moscou, où mon interlocuteur m’interrogea sur la possibilité de transformer le COMECON, cet organisme qui gérait les relations économiques entre l’URSS et les différents pays de l’Europe soviétisée, en une organisation similaire à la CEE.
Le diable était hors de la boite, et il n’était dans le pouvoir de personne de l’y faire rentrer. Je me souviens aussi d’officiels américains, horrifiés par la tournure que prenaient les événements dès 1990, et tentant par tous les moyens de convaincre les responsables ukrainiens de rester dans l’URSS… Là encore, les non-dits étaient légions. Ces officiels américains craignaient qu’une Ukraine devenue indépendante hérite des armes nucléaires soviétiques sur son territoire. De même voyaient-ils d’une manière pour le moins ambivalente la volonté des pays baltes de retrouver leur indépendance.
Le temps des désillusions arriva rapidement, dès 1991 et 1992. La question européenne fut un temps préemptée par la Guerre du Koweït, l’intervention des Nations Unies contre l’Irak, qui put elle aussi donner l’illusion qu’un nouvel ordre international allait émerger. Mais cette illusion fut, elle aussi, de courte durée.
«This time is out of joint»
L’Europe, et le monde avec elle, avaient changé. Le processus de déconstruction de l’ordre issu de la Seconde Guerre mondiale était en marche, et la guerre civile dans l’ex-Yougoslavie en devenir. Il fallut attendre le début des années 2000 pour voir s’agencer les bases du nouveau monde en train d’éclore, celui du XXIe siècle.
Car, et c’est certainement l’une des leçons que l’on doit tirer de ces événements, les siècles politiques ne correspondent nullement aux siècles calendaires. Ce qui met fin à un siècle politique ne fonde pas nécessairement le siècle suivant. La chute du mur fermait un chapitre mais ouvrait aussi un «entre-deux». Et nous vécûmes alors, pour à peu près une dizaine d’années, dans cet entre-deux que l’on peut décrire en reprenant la célèbre réplique d’Hamlet: «This time is out of joint».
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