Tunisie: la libération de Karoui bouleverse-t-elle vraiment la donne?

© AFP 2024 ANIS MILI / La libération du candidat à la présidentielle, Nabil KarouiLa libération du candidat à la présidentielle, Nabil Karoui
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En Tunisie, la libération du candidat à la présidentielle, Nabil Karoui est «une aubaine» avec de potentielles retombées électorales pour celui qui se positionne comme l’ultime recours face aux islamistes, vainqueurs des législatives. Cette donnée serait pourtant «insuffisante» pour inverser le mécanisme des reports des voix, favorable à son rival.

Une procession de klaxons, quatre feux de direction, des affiches arborées par-delà les vitres et des slogans lancés à gorge déployée: tout laisse deviner l’humeur euphorique de ce cortège, bruyant et tapageur. En ce soir du 9 octobre, plusieurs dizaines de véhicules, avec à bord des centaines de personnes, se sont donné rendez-vous devant l’un des endroits les plus lugubres du Grand Tunis.

Devant la prison de la Mornaguia, la nouvelle que l’hôte le plus célèbre serait libéré incessamment s’est répandue comme une traînée de poudre. Après trois demandes d’élargissement infructueuses, de nombreuses fausses alertes et d’innombrables appels «politiques», Nabil Karoui, candidat au second tour de la présidentielle du 13 octobre, est enfin libre.

Une foule de centaines de personnes a déjà investi les lieux. Des affiches «Nabil Président», des drapeaux blancs à l’effigie de leur idole politique, flottent au vent en cette fraîche soirée d’automne. Au milieu de ce vaste et joyeux brouhaha, des cornes – probablement des vuvuzelas sudafricains – claironnent en l’honneur de celui qu’une flagornerie historique désigna un jour comme «le Mandela tunisien». «On aurait voulu qu’il y reste 27 ans, comme Mandela», ironise cruellement un internaute.

Les caméras sont naturellement au rendez-vous, à commencer par celle de «la chaîne de la famille», Nessma. Pouvait-elle faire l’économie de ce moment «historique», «non seulement pour la Tunisie mais aussi à l’échelle internationale», assène-t-on sur le plateau de cette chaîne dirigée par Karoui. On sermonne, sur un ton condescendant, ceux qui dans les médias ou sur les réseaux sociaux n’ont cessé pendant 48 jours de dénigrer le patron de Nessma, d’écorcher sa réputation et de s’en prendre à sa famille !

Aujourd’hui, il est enfin libre, sur ordre de la Cour de cassation, prouvant ainsi «l’invraisemblance» des accusations qu’on ne cessait de colporter contre lui. «Aujourd’hui, c’est le sort des élections qui est déterminé», anticipe le présentateur de Nessma, pendant qu’à la Mornaguia, la foule des admirateurs scandait «Nabil Président!». Le publicitaire, patron de K&K, venait-il de décrocher le gros lot? L’éditorialiste Soufiane Ben Farhat croit dur comme fer que la libération de Karoui est «une aubaine» pour le candidat qu’il est.

«Beaucoup de gens ne font pas de différence entre le statut de prévenu, d’accusé, de mis en examen ou de condamné. Aux yeux de ces personnes, ceux qu’on a pu décourager de voter pour Karoui en leur disant que leurs voix seraient phagocytées vu qu’il est sous les verrous, Nabil Karoui a eu gain de cause. Il a été blanchi en quelque sorte», analyse Ben Farhat pour Sputnik.

La politique étant avant tout une affaire de perception, Karoui sera aussi perçu comme celui qui a triomphé des nombreuses machinations qui ont été fomentées contre lui depuis des mois. Sa diabolisation systématique par le chef du gouvernement Youssef Chahed lui a profité, vu que «la victimisation est ancrée dans l’inconscient collectif de la société tunisienne», selon Ben Farhat.

«Le coup de semonce a été la tentative de suspension de sa chaîne, en mars dernier, il est alors monté dans les sondages. Après, ce fut le gel de ses avoirs et l’interdiction de voyage, et puis, en août dernier, son arrestation», résume l’analyste tunisien.

Le spectre d’une hypothétique alliance contre-nature Ennahda-Qalb Tones plane sur la libération

L’arrestation de Nabil Karoui est intervenue, le 23 août dernier, sur fond d’accusations pour «blanchiment d’argent» et «évasion fiscale» qui le poursuivaient depuis 2016. L’accélération de la procédure, jusqu’à son arrestation controversée à quelques semaines d’une présidentielle dont il était l’un des favoris, a été perçue comme le résultat d’une machination fomentée par un rival lorgnant, lui aussi, la magistrature suprême.

Les soupçons se sont portés, principalement, sur le chef du gouvernement Youssef Chahed, qui s’est pourtant défendu d’un tel forfait en arguant de l’indépendance de la justice. Les recours contre la décision, déposés par le comité de défense de Karoui, se sont multipliés, sans succès. Si bien que son maintien en détention a été assimilé, par ses partisans et même par une très large partie de l’opinion publique, à un véritable acharnement visant à ternir son image et à l’empêcher de faire campagne. C’est donc à la surprise générale que la Cour de cassation a ordonné, le 9 octobre dernier, son élargissement.

«L’arrestation avait été truffée d’irrégularités procédurales. Elle s’est faite au détriment des principes les plus élémentaires de la procédure pénale. Cette libération n’est donc qu’un simple retour à l’ordre des choses. La chambre qui a connu cette affaire n’a fait qu’appliquer le droit», précise à Sputnik Adnan Limam, avocat et ancien professeur de droit public à l’université de Tunis.

Aussi régulière qu’elle soit, cette décision n’a pas manqué de faire l’objet d’interprétations politiques. Et si c’était Karoui lui-même finalement le fameux «oiseau rare» que cherchait à adouber Ennahda depuis le début? Et si cette libération ne faisait qu’annoncer, en fait, une prochaine alliance Ennahda-Qalb Tounes pour la formation d’un gouvernement? D’ailleurs, cette libération n’intervenait-elle pas, justement, quelques jours seulement après que Rached Ghannouchi, président d’Ennahda, a manifesté publiquement son insatisfaction de voir Nabil Karoui toujours croupir en prison?

Comble de l’intrigue, la libération a été concomitante avec une déclaration du vice-président d’Ennahda, Abdelfattah Mourou, qui n’écartait pas une collaboration avec Qalb Tounes, «dans l’intérêt national», assenait-il sur le plateau de la chaîne qatarie Al Jazeera. «À mon avis, c’est une magouille politique qui est aussi bien derrière son arrestation que sa libération», affirme à Sputnik l’ancien ministre conseiller à la présidence de la République, Aziz Krichen, privilégiant manifestement un parallélisme des formes. «C’est davantage pour adresser un message à l’opinion publique nationale et surtout aux intervenants internationaux qui n’ont cessé de demander la libération de Karoui», privilégie plutôt Adnan Limam.

«Il se trouvera toujours des gens pour présumer des dessous de table, pour dire que sa libération est le résultat d’une alliance avec Ennahda qui est au milieu d’un archipel de minorités au Parlement, l’empêchant ainsi de former un gouvernement. Cela dit, ces analyses demeurent pour l’instant minoritaires», minimise, pour sa part, Soufiane Ben Farhat.

Des suppositions qui, pourtant, si elles sont avérées, seraient de nature à échauder certains indécis. Ceux-là mêmes qui, sans être particulièrement convaincus par le personnage, ont néanmoins décidé de voter Karoui pour éviter «un raz-de-marée islamiste», après la (courte) victoire d’Ennahda aux législatives du 6 octobre.

«Là, il reste deux jours de campagne électorale. C’est donc une mesure qui vient très tard. Est-ce que ça va changer la donne (lui permettre de remporter l’élection, NDLR)? Je pense que ce qui modifiera surtout la donne, c’est les résultats des législatives qui peuvent pousser des gens à ne pas voter pour Kaïs Saïed afin de ne pas aggraver la situation, de leur point de vue», poursuit Krichen, en allusion aux accointances présumées entre ce candidat et le parti islamo-conservateur qui a appelé à le soutenir.

Une libération qui ne bouleverse pas globalement l’arithmétique électorale

«Il est très peu probable que cette libération bouleverse la donne, favorable à Kaïs Saïed, puisque la messe semble être dite», juge, pour sa part, Adnan Limam. Tout en reconnaissant que cette libération pourrait bien avoir un impact d’ordre psychologique, il s’empresse aussitôt de la nuancer, sur le plan numéraire.

«Le schéma des reports des voix par rapport aux résultats du premier tour est limpide et accorde une nette avance à Kaïs Saïed. Ennahda, la Coalition Al-KArama, le parti du Courant démocratique ou même le Mouvement du peuple, tous ont appelé à voter pour Saïed, alors qu’aucun candidat malheureux (au premier tour de la présidentielle) ne s’est aventuré à demander à ses partisans à voter pour Nabil Karoui. C’est une donne majeure, décisive et suffisante en principe. L’électorat ne va pas changer d’opinion aussi facilement», conclut Limam.

Le cas échéant, Karoui devrait se satisfaire d’un statut aussi iconoclaste que celui d’un révolutionnaire qui a chamboulé les règles du jeu politiques, et d’un pourfendeur malheureux d’un système, dont il est pourtant «le pur produit», relève Ben Farhat. À défaut d’avoir pu surfer sur la vague Madiba, qui passa de la case prison à la résidence Mahlamba Ndlopfu, les Karouistes les plus zélés ne manqueront peut-être pas de relever que la libération de leur leader a coïncidé avec le jour où l’on célèbre, annuellement, la disparition de… Che Guevara.

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