Le casse-tête chinois de la formation du nouveau gouvernement tunisien

© AFP 2024 FETHI BELAID / Parlement tunisienParlement tunisien
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Arrivé en tête des législatives avec une courte majorité, selon les sondages à la sortie des urnes, le parti Ennahda devrait former le nouveau gouvernement tunisien. Une tâche plutôt compliquée du fait des antagonismes régnant au sein de la nouvelle mosaïque parlementaire. En tout état de cause, le poids des indépendants sera déterminant.

Les hourras retentissaient à quelques minutes d’intervalle, dimanche soir, dans deux sièges de campagne du grand Tunis. Aussi bien Ennhada que Qalb Tounes revendiquaient une victoire certaine, à défaut d’être éclatante. Pendant plusieurs minutes, la confusion était à son comble sur les réseaux sociaux, les internautes ne sachant qui croire – des islamo-conservateurs ou du parti du publicitaire Nabil Karoui – moins de deux heures après la fermeture des bureaux de vote. En milieu de journée, les premières indiscrétions remontant des bureaux de vote faisaient état, déjà, d’une nette avancée des Nahdaouis, au point que l’autre camp n’hésitait pas à lancer un appel désespéré en faveur d’un sursaut «progressiste», si tant est que ce mot puisse avoir quelque sens dans le contexte tunisien.

Affirmer que la donne a effectivement été inversée au profit de Qalb Tounes devait être, dès lors, dûment justifié.

 «On a assisté à une remontada inédite dans l’histoire politique. Entre 17 heures et 18 heures, 110.000 votants, dont une majorité de femmes, sont allées voter!», juraient les pro-Karoui.

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Il s’en est fallu de peu pour que les jeux d’esprit cèdent devant le verdict des mathématiques appliquées. À 20 heures, les sondages à la sortie des urnes ont relativement tranché le débat. Ennahda était annoncée en tête, avec deux points d’écart. Du haut de ses 17,5% de suffrages, c’est à ce parti qu’échoira donc, d’après l’article 89 de la Constitution, la lourde tâche de constituer le gouvernement.

Dans les heures qui ont suivi le scrutin, internautes, chroniqueurs et mêmes les clients des cafés et bistros étaient le nez collé à leurs calculatrices. Objectif: évaluer – calcul de sièges hypothétiques à l’appui – la possibilité pour Ennahda de former un gouvernement. Ennahda pourrait-elle réunir au sein du Parlement une majorité simples de 109 sièges, à même de voter la confiance du Parlement? Les prévisions ne lui en octroieraient que la moitié. Mais, d’emblée, quelques pistes semblent se dégager.

« Prévoir les alliances qui vont être faites n’est pas du tout un exercice commode. Ce qui règle l’attitude des partis politiques en Tunisie, ce ne sont pas les affinités politiques mais plutôt les compromis ayant pour objet l’exercice du pouvoir. Dans la plupart des cas, ces compromis ne sont pas définis par de quelconques positionnements politiques. Ce sont davantage des pactes Molotov-Ribbentrop stipulant le partage de postes et la dilution de la responsabilité politique», s’amuse ce diplomate accrédité à Tunis, en fin connaisseur du paysage politique tunisien.

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Le cas d’école, en l’espèce, consiste dans l’alliance contre-nature nouée, en 2015, entre le parti présidentiel Nidaa Tounes et Ennahda. C’était pourtant pour faire barrage à Ennahda qu’une majorité de Tunisiens avait voté pour Béji Caïd-Essebsi au scrutin présidentiel, et pour son parti, aux législatives. Celui qui martelait qu’Ennahda et Nidaa étaient à l’image de «deux droites parallèles destinées à ne jamais se croiser» a fini par pactiser avec Ennahda en arguant de l’impossibilité de gouverner le cas échéant, vu la nature du régime politique consacré par la Constitution de 2014, le mode de scrutin retenu et le mosaïcisme parlementaire qu’il favorisait.

Si bien qu’il ne faut pas prêter trop de crédit à la guerre des déclarations que se livrent, actuellement et à intervalles réguliers, les représentants des deux «vainqueurs» du scrutin. Du côté de Qalb Tounes, ne pas être associé au gouvernement pourrait très bien signer sa fin prochaine, en tant que bloc parlementaire, pour peu que son président, mis en ballotage avec Kaïs Saïed, ne remporte pas le second tour de la présidentielle, fixé au 13 octobre. Fera-t-il des appels du pied à Ennahda? Les déclarations publiques ne laissent point présager pareille éventualité pour l’instant.

De l’autre côté, rien n’empêche Ennahda, qui est «soucieuse d’être aux manettes plutôt que dans l’opposition», de faire pirouette et de s’allier avec Qalb Tounes, ce qu’elle présentera comme «un grand compromis historique qui n’a rien à envier à celui conclu par Aldo Moro et Enrico Berlinguer en Italie», ironise Adnan Limam, ancien professeur de droit public et auteur, entre autres, d’«Ennahda, ses cinq vérités». Néanmoins, il s’agit d’une hypothèse marginale, s’empresse-t-il aussitôt de nuancer.

«D’abord parce qu’Ennahda a été tellement dans la surenchère révolutionnaire qu’une volte-face de cette ampleur serait risquée. Ensuite parce qu’il est peu probable que Ghannouchi s’aliène davantage la base et les instances dirigeantes du parti, qu’il n’avait pas consultées en faisant la coalition avec l’ancien Président Béji Caïd Essebsi», ajoute Limam dans une déclaration à Sputnik.

Marqués par l’épisode du consensus politique «contre-nature» de 2015, les animateurs radio et chroniqueurs télé qui recevaient, au lendemain du scrutin, sur leurs plateaux des représentants des deux partis s’employaient à les sonder sur un éventuel rapprochement. Le niet a été catégorique, de la part des représentants des deux partis, qui s’accordent, toutefois, sur le fait qu’ils… «ne se ressemblent pas!».

«Il n’est pas question qu’Ennahda s’allie avec le parti des pâtes (allusion aux aides humanitaires distribuées depuis quelques années par Nabil Karoui, dans l’objectif présumé d’acheter des voix, NDLR). S’il le faisait, il perdrait sa base et sa crédibilité auprès du peuple qui l’a élu. Le peuple veut en en finir avec la corruption», d’après ce post de Radwan Masmoudi, président du Centre d’étude de l’islam et de la démocratie (CISD), basé à Washington, et ouvertement proche d’Ennahda.

La tentation des concessions

À ce jour, il s’avère que seuls les sulfureux «Sans-culottes» de la coalition Al-Karama (Dignité), aux relents islamo-révolutionnaires, soient disposés à collaborer avec Ennahda pour former un gouvernement. Des partis plus mesurés, et moins clivants, tels que le Mouvement du Peuple ont décliné, d’emblée, toute possibilité d’alliance en déclarant que leur place était dans l’opposition. Idem pour le Courant démocratique, qui s’est rétracté mais non sans ouvrir la porte des négociations, 24 heures plus tard, en exposant des conditions pour prendre part au gouvernement.

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Si l’on rajoute aux récalcitrants la masse des «irréductibles» – ceux qui, à l’instar du Parti destourien libre (PDL), ont fait de la non-collaboration avec Ennahda un thème de campagne –, le parti islamo-conservateur se trouve dans une position plutôt délicate pour former un gouvernement. Devant cette débandade, un cadre d’Ennahda lâchera, en privé, ce commentaire cruel: «Puisque tout le monde est dans l’opposition, je conseille au parti [Ennahda] de rejoindre lui aussi l’opposition et de former, ainsi, un gouvernement d’opposition.»

«Ennahda pourrait, toutefois, renouer avec Tahya Tounes, le parti du chef du gouvernement Youssef Chahed. Mais ne nous y trompons pas: cela pourrait très bien poser un problème aux autres partenaires d’Ennahda, telle la coalition Al-Karama, qui pourraient ne pas l’accepter.»

«Sans la coalition Al Karama, la chose n’est pas à exclure d’emblée», se hasarde ce cadre Tahya Tounes, interrogé par Sputnik sur l’éventualité d’un accord avec Ennahda.

«En tout état de cause, la démarche d’Ennahda dans sa recherche et ses conclusions de pactes avec ces formations politiques sera déterminée par les résultats des candidats qu'elle aura su rallier à sa cause du côté des indépendants, qui maîtrisent le jeu!», poursuit Limam.

Toujours d’après les prévisions de l’Institut de sondage Sigma Conseil, plus de 30% des voix échoient à des listes indépendantes et à des coalitions (Al Karama comprise). La formation du gouvernement impliquera, dès lors, nécessairement l’adhésion d’une (grande) partie de ces indépendants.

En attendant, le porte-parole d’Ennahda, Imed Khemiri, a déclaré aux médias tunisiens qu’il n’était pas question de parler d’alliance tant que les résultats officiels n’étaient pas proclamés. La tâche sera, dans tous les cas, suffisamment compliquée, et Ennahda sera tentée de faire moultes concessions, «y compris le choix d’un chef du gouvernement qui ne soit pas issu de ses rangs», suggère Limam. L’enjeu est crucial: l’article 89 de la Constitution prévoit une sanction en cas d’incapacité du parti arrivé en tête à former un gouvernement plus de deux mois après la proclamation des résultats définitifs. «Le président de la République engage (…) des consultations (…) en vue de charger la personnalité la mieux à même d’y parvenir de former un gouvernement.»

«Il n’y aura pas de nouvelles élections. Il va y avoir de pénibles négociations mais qui accoucheront, in fine, d’un nouveau gouvernement. C’est que ceux qui viennent d’être élus ne permettront jamais que les avantages qu’ils toucheront pendant cinq ans, et dont ils ont tant rêvé, soient sacrifiés sur l’autel des élucubrations de leurs partis respectifs», prédit le chroniqueur et activiste politique Borhen Bsaies

Le cas échéant, le Président république pourrait aller jusqu’à la dissolution de la chambre et la convocation de nouvelles élections. Bonne nouvelle, en ces temps d’antagonisme, la classe politique est unanime sur la nécessité d’éviter ce scénario. À défaut d’être une dissolution «à l’anglaise», la démarche résoudra un casse-tête chinois.

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