Boris Johnson a «perdu le contrôle». «Le Premier ministre a perdu un vote historique.» Le Parlement a «capitulé face à l’UE». C’est un «autre jour honteux dans une soi-disant démocratie». La presse anglaise, qu’elle soit pro-UE ou pro-Brexit, est déchaînée en ce mercredi 4 septembre. La veille, Boris Johnson, Premier ministre britannique conservateur, essuyait un immense camouflet. À l’aide de 21 députés de son propre camp, dont le petit-fils de Winston Churchill, depuis tous exclus du parti conservateur, l’opposition a réussi à faire adopter une motion leur permettant de reprendre le contrôle de l’agenda parlementaire au gouvernement. Résultat? Ce 4 septembre, les députés de Sa Majesté se prononceront sur une loi visant à empêcher une sortie sans accord du Royaume-Uni de l’Union européenne, la voie jusqu’ici favorisée par le gouvernement Johnson. La motion, si elle est votée, obligera le Premier ministre à demander un nouveau report du Brexit au 31 janvier 2020 si aucun accord n’est trouvé d’ici le 31 octobre, date où doit être prononcé le divorce entre Londres et Bruxelles.
Bientôt des élections anticipées?
L’Union européenne a réagi en indiquant que «le peu de temps qui reste et la situation politique au Royaume-Uni ont accru le risque que le Royaume-Uni se retire à cette date sans accord». Dans le camp d’en face, la situation a déclenché l’ire des eurosceptiques des deux côtés de la Manche. Alexandra Philipps, députée européenne du Brexit Party (parti du Brexit), a dégainé son clavier pour twitter toute sa colère:
«L’élite de Westminster a essayé de nous arracher le Brexit dès le moment où nous avons voté en faveur de la sortie de l’UE. Ils sont fiers de nier la démocratie […]»
De son côté, Charles-Henri Gallois, responsable national de l’Union Populaire Républicaine, a fait un parallèle avec la ratification du traité de Lisbonne par les parlementaires français en 2008:
«Les parlementaires britanniques, qui ont voté la résolution visant à empêcher un Brexit sans accord, veulent en réalité donner tout le pouvoir à l’UE et empêcher le Brexit. Trois ans après le referendum, ils veulent retirer la voix au peuple, comme l’ont fait les parlementaires français en 2008.»
Mais Boris Jonhson ne veut rien lâcher. En cas de vote imposant un report du Brexit, il souhaite l’organisation d’élections législatives anticipées: «Je ne veux pas d’une élection, mais si les députés votent pour arrêter les négociations et appeler à un autre report inutile du Brexit, qui pourrait durer des années, dans ce cas [une élection, nldr] sera le seul moyen de résoudre la situation.» Il souhaite qu’elle prenne place le 15 octobre, soit à peine deux semaines avant la date retenue actuellement pour le Brexit et deux jours avant le sommet européen crucial des 17 et 18 octobre à Bruxelles. Une manœuvre qui nécessitera deux tiers des voix à Chambre des Communes et donc l’appui des travaillistes. Ces derniers pourraient profiter de cette perspective, mais le leader du parti Jeremy Corbyn a décidé de faire marche arrière.
Les parlementaires 🇬🇧, qui ont voté la résolution visant à empêcher un #Brexit sans accord, veulent en réalité donner tout le pouvoir à l'UE et empêcher le Brexit.
— Charles-Henri Gallois 🇫🇷🕊🇺🇳 (@CH_Gallois) September 4, 2019
3 ans après le référendum, ils veulent retirer la voix au peuple, comme l'ont fait les parlementaires 🇫🇷 en 2008.
Le 2 septembre, il assurait soutenir l’organisation d’élections anticipées «sans aucune condition», mais le lendemain, changement de plan. Jeremy Corbyn préférait alors verrouiller le vote de la loi rendant impossible un Brexit sans accord avant d’accepter une éventuelle dissolution du Parlement désirée par Boris Johnson. Un pas en arrière raillé par une partie de la presse. «Corbyn prend peur» pour The Daily Mail. «Corbyn le lâche fait machine arrière», lançait pour sa part The Daily Express. De plus, l’opposition craint que le locataire du 10, Downing Street ne repousse le scrutin au dernier moment, après le 31 octobre, provoquant ainsi de facto la sortie sèche du Royaume. Le 4 septembre, Boris Johnson a de nouveau provoqué Jeremy Corbyn, l’enjoignant à soutenir l’organisation d’élections anticipées.
«Le niveau de confiance en Boris Johnson est très, très bas», a affirmé Keir Starmer, responsable du Brexit au sein du Parti travailliste. «On veut une élection générale, mais on ne votera pas avec Johnson aujourd’hui», a-t-il assuré à la chaîne de télévision ITV le 4 septembre.
La situation est donc très confuse chez nos voisins d’outre-Manche. Sputnik France a contacté l’essayiste Jean Bricmont afin qu’il nous livre son analyse de la situation sur le terrain politique. Entretien.
Sputnik France: Plusieurs observateurs dénoncent un déni de démocratie concernant la situation au Royaume-Uni. Qu’en pensez-vous?
Jean Bricmont: «Concernant la question de la démocratie, pour commencer, les gouvernants n’ont jamais implémenté le Brexit. Les deux partis principaux, les Travaillistes et les Conservateurs, avaient dans leurs programmes lors des dernières élections de réaliser le Brexit. Alors évidemment, ils disaient ne pas vouloir d’un Brexit sans accord. Mais la question est de savoir qui reste inflexible concernant cet accord? C’est l’Union européenne qui fait tout pour saboter le Brexit. Il est impossible d’obtenir un accord qui n’est pas accepté par le Parlement ni par l’Union européenne. Donc, il est possible que l’on se dirige vers un Brexit sans accord. L’Europe ne veut pas céder et le Parlement britannique non plus ne veut pas accepter les conditions posées par Bruxelles à l’époque de Theresa May. Tout ce désordre est dû à la structure antidémocratique de l’Union européenne. Qui a élu Michel Barnier en tant que négociateur en chef du Brexit? Personne.»
Sputnik France: Comment jugez-vous la stratégie des travaillistes, un parti dont vous suivez beaucoup l’actualité?
Jean Bricmont: «Les travaillistes, au lieu de défendre le Brexit avec ou sans accord, défendent maintenant avec force l’impossibilité d’une sortie sèche, tout en souhaitant l’organisation d’élections anticipées. Mais on pourrait très bien se retrouver avec une alliance de fait entre les conservateurs et le Parti du Brexit, notamment dans certaines circonscriptions ciblées, ce qu’ils ne font pas d’habitude. Cela leur donnerait une majorité et permettrait à Boris Johnson de faire ce qu’il veut. Les conservateurs ont plus de voix que les travaillistes. Ces derniers ont oublié que nombre de leurs électeurs sont en faveur du Brexit. C’était la même chose en 2005, quand les classes populaires françaises avaient voté non au referendum sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe. Je pense que la stratégie des travaillistes est suicidaire.»
Sputnik France: Jeremy Corbyn, dirigeant eurosceptique d’un parti dont beaucoup d’élus sont européistes, semble hésitant sur la marche à suivre…
Jean Bricmont: «Que voulez-vous qu’il fasse? Il est attaqué de tous les côtés, notamment pour son supposé antisémitisme. Il a une majorité de la fraction parlementaire du parti contre lui. Les blairistes veulent utiliser le Brexit contre lui. Les médias également, notamment ceux dits de gauche, comme The Guardian. Je pense qu’il concède beaucoup trop. Mais ces concessions sont faites pour amadouer l’aile droite du parti. Je pense que c’est une erreur. Mais ce n’est pas un dictateur au sein de son parti, ce n’est pas facile.»
Sputnik France: Pourrait-on se diriger in fine vers une annulation pure et simple du Brexit?
Jean Bricmont: «Cela me semble difficile. Personne n’ose parler de cette éventualité, mis à part les Libéraux qui veulent un nouveau vote. Ceux qui sont contre le Brexit veulent rappeler les Britanniques aux urnes, personne ne pense à annuler le Brexit comme ça. Mais un nouveau vote donnerait probablement une majorité encore plus large au camp voulant le divorce avec Bruxelles que les 52% du referendum de 2016. Concernant les élections, c’est pareil. Comme expliqué précédemment, les conservateurs et le Parti du Brexit ont toutes les chances de gagner en cas d’alliance. Je ne sais pas comment pourraient s’y prendre les opposants au Brexit pour faire annuler la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Ils espèrent peut-être faire durer le désordre jusqu’à obtenir un retournement de l’opinion, mais cette dernière est de plus en plus irritée par la situation.»