Tragédie de Beslan, 15 ans après: un Spetsnaz témoigne

© AFP 2024 YURI TUTOVBeslan, le 3 septembre 2004
Beslan, le 3 septembre 2004 - Sputnik Afrique
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Le 1er septembre 2004, un commando terroriste tchétchène prenait en otage l’école n°1 de Beslan. Une tragédie où 334 otages perdirent la vie et qui bouleversa la Russie, mais qui demeure incomprise en Occident. Pour la première fois, l’un des Spetsnaz du groupe Alpha présent lors de l’assaut a répondu à un média francophone.
© © Photo: AP Photo/Sergey PonomarevPlus d’une décennie avant l’attaque du Bataclan, la Russie connut au début des années 2000 une série de prises d’otages de masse liée au second conflit tchétchène. La plus terrible eut lieu dans la ville de 35 000 habitants de Beslan, en Ossétie du Nord.
Tragédie de Beslan, 15 ans après: un Spetsnaz témoigne - Sputnik Afrique
Plus d’une décennie avant l’attaque du Bataclan, la Russie connut au début des années 2000 une série de prises d’otages de masse liée au second conflit tchétchène. La plus terrible eut lieu dans la ville de 35 000 habitants de Beslan, en Ossétie du Nord.

Le jour de la connaissance

Dans la petite ville caucasienne de Beslan, comme à Moscou, la journée devait être à la fête. En ce 1er septembre et depuis l’époque soviétique, la rentrée est le «jour de la connaissance» en Russie: les parents accompagnent leurs enfants; les professeurs se voient offrir des fleurs par leurs élèves. Membre de l’unité contre-terroriste du FSB Alpha, Igor Shevchuk s’apprêtait à accompagner sa fille à l’école quand il reçut l’alerte: «j’ai dû la laisser sur le chemin de l’école»… pour en secourir d’autres.

Quand les Spetsnaz d’Alpha et ceux de l’unité Vympel arrivent sur zone, la situation est catastrophique. 1128 adultes et enfants sont retenus par un commando tchétchène de 32 terroristes, dont des femmes ceinturées d’explosifs. Ils ont déjà abattu une vingtaine d'otages et menacent d’en exécuter 50 pour chacun des leurs qui serait neutralisé. L’école, transformée en véritable place forte, est minée pour empêcher l’assaut des Spetsnaz. Dans le gymnase où sont rassemblés les otages, la chaleur est étouffante. Les enfants enlèvent leurs vêtements. Un pédiatre est envoyé pour négocier, sans illusions: «nous savions qu’aucune négociation n'était possible», nous dit Igor Shevchuk avant d'enchaîner : «nous savions que nous prendrions l’école d’assaut. Nous étions aussi malheureusement conscients, au vu de la situation dans laquelle nous nous trouvions, qu’il y aurait des pertes parmi les combattants».

«Nous savions qu'aucune négociation n’était possible.»

Alors Capitaine, Igor Shevchuk a rejoint les Spetsnaz de l’unité Alpha en 2003. Dans leurs esprits, l’attaque par 40 terroristes du théâtre de la Doubrovka de Moscou, le 23 octobre 2002, est encore fraïche. Parmi les 916 civils pris au piège, 67 périrent durant l’assaut et 63 à l’hôpital. L’usage d’un gaz neurotoxique qui handicapa les terroristes aurait aussi fait, selon les critiques, des victimes parmi les otages. L’assaut dura moins de dix minutes, les Spetsnaz devant neutraliser les terroristes sans leur permettre d’actionner leurs ceintures d’explosifs.

​A Beslan comme au théâtre, la négociation fut vaine. Les terroristes ne formulèrent jamais clairement leurs revendications, mais le retrait des troupes russes de Tchétchénie et l’indépendance de la région furent évoquées. Le Président ingouche Rouslan Aouchev ne parvint qu’à faire libérer 15 mères et 11 enfants. Le 2 septembre, les terroristes refusèrent que soient apportés de la nourriture, de l’eau ou des médicaments. Assoiffés, des enfants en vinrent à boire leur urine.

3 septembre, 13h04 : la situation bascule

Mais le 3 au matin, les preneurs d’otages autorisent les services médicaux à évacuer les corps des premiers otages abattus –qui, la chaleur aidant, commençaient à se décomposer. L’équipe médicale s’approche, avec des membres du FSB. La situation bascule alors brutalement. A 13h, une explosion se fait entendre, et les terroristes ouvrent le feu. Privation de sommeil, stress intense? Tir d’un membre des forces de l’ordre? Accident ou mise à feu délibérée des terroristes? L’origine est encore obscure aujourd’hui. Les membres de l’équipe médicale et une trentaine d’otages qui s’enfuient en panique sont abattus.

«Nous avons été pris de court, l’explosion dans le gymnase a été pour nous une surprise.»

Pour Igor Shevchuk: «nous avons été pris de court, l’explosion dans le gymnase a été pour nous une surprise». L’officier nous rapporte un détail crucial: «nous nous préparions à mener l’assaut précisément ce jour-là, mais nous devions le lancer plus tard. L’explosion nous a contraints à prendre instantanément la décision de passer à l’attaque». «Il y a eu une phase de préparation, une partie de notre unité était sortie de Beslan pour s’entrainer dans un bâtiment non loin de la ville». Car en effet, les forces spéciales répètent systématiquement des drills: la répétition de l’intervention en situation réelle afin d’automatiser les réflexes.

Les unités d’élite se précipitent et tentent de sortir les otages, mais la confusion est totale et l’assaut a déjà commencé. «Lorsque [ceux qui étaient en préparation] sont revenus, nous avons formé une colonne de blindés et nous avons avancé vers l’école». Autour d’eux, les civils refusent de se maintenir à distance, et l’on voit même des pères qui tentent, arme à la main, de pénétrer dans l’école pour y chercher leurs enfants.

«Dans l’état psychologique où ils se trouvaient, [les civils] ont pris des risques inconsidérés et ont mis leur vie en danger».

«La plus grande partie des hommes de nos unités a pénétré dans le bâtiment, les autres sont restés dehors pour contrôler la situation». En effet, «celle-ci était d’autant plus compliquée que les habitants attendaient aux abords de l’école», nous rapporte Igor Shevchuk: «il faut comprendre dans quel état se trouvaient ces gens. Ils avaient des proches parmi les otages. Tous essayaient d’aider mais, en fait, sans le vouloir, ils ont constitué un obstacle à la pénétration des membres de nos unités dans l’école. Dans l’état psychologique où ils se trouvaient, ils ont pris des risques inconsidérés. Ils ont mis leur vie en danger [sous le feu des terroristes]. Ils s’exposaient littéralement aux balles». Les forces de l’ordre furent alors contraintes d’assurer leur sécurité tout en montant à l’assaut. Exaspéré, un Spetsnaz tira en l’air pour éloigner les civils.

​La police locale a-t-elle failli à soutenir les unités d’intervention? «C’est difficile à dire aujourd’hui», répond sobrement Shevchuk: «lorsque l’assaut est en cours, vous êtes dans l’action. Je ne veux porter aucune accusation à l’encontre des forces de l’ordre locales. Ils ont fait leur travail du mieux qu’ils pouvaient dans cette situation». Le chaos se ressent chez chacun: «la seule chose que je puis dire, c’est que cette opération fut très éprouvante physiquement et psychologiquement. J’espère qu’une telle situation ne se reproduira jamais où que ce soit dans le monde.»

A l’intérieur, c’est l’horreur. Dans la salle à manger, «un des terroristes a jeté quelque chose dans notre foule, a témoigné un élève. Je n’ai pas compris tout de suite ce que c’était. Mais un des membres des Spetsnaz a sauté et l’a recouvert de son corps». La grenade explose alors : «le nom du soldat qui nous a sauvés était Andreï Tourkine», a ajouté l'enfant.

A 15h, le toit du gymnase en feu s’écroule, tuant plus de 150 otages, mais les combats se poursuivent au sous-sol, où les derniers terroristes se sont barricadés avec des boucliers humains. Une maison voisine est détruite à 23 heures passées. Les otages périront avec les tchétchènes. «L’assaut a duré jusqu’à la nuit. Je me souviens que, lorsque j’ai regardé ma montre, il était minuit passé. Nous étions alors en train de boucler le périmètre, parce que des terroristes s’étaient cachés dans les caves. Cela a été assez difficile de les en extirper et de les éliminer».

334 civils dont 185 enfants périrent. 10 membres des forces spéciales tombèrent –«un lourd tribut», commente Igor Shevchuk. Le 17 septembre, le chef de guerre Tchétchène Chamil Bassaïev revendiquait l’attaque. Un seul terroriste, Nour-Pachi Koulaïev, a survécu à l’assaut, et le moratoire sur la peine de mort en Russie a commué sa condamnation capitale en peine de prison à perpétuité. Parmi les terroristes, de nombreux ingouches entraînés dans la république séparatiste. Furent aussi identifiés des ressortissants britanniques d’origine algérienne, et des financements provenant de ressortissants saoudiens et koweitiens, internationalisant de facto la cellule.

© Photo Viktoria SavitskayaBeslan - « La Cité des anges »
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Beslan - « La Cité des anges »

Un traumatisme national, une fracture avec l’Occident

Vladimir Poutine exigea une enquête parlementaire. En décembre 2006, la commission de la Douma retiendra que les terroristes avaient été à l’origine de l’explosion initiale, et regretta que les autorités locales n’aient pas mis en place des consignes de sécurité du ministère de l’intérieur. Les rapports se multiplièrent en Russie, mais c’est de Strasbourg que la critique la plus virulente se fit, plus d’une décennie après : le 13 avril 2017, alors que les relations entre l’Europe occidentale et la Russie se sont tendues, les juges de la Cour Européenne des Droits de l’Homme estimèrent que les méthodes de l’assaut par les forces de l’ordre n’avaient pas tenu assez compte de la vie des otages. L’affaire fut portée par 409 victimes et proches de victimes. Notamment en cause, un «manquement à prendre des mesures préventives», et l’utilisation par les forces de l’ordre de lance-grenades et de lance-roquettes thermobariques classés comme «lance-flammes», caractérisant une violation du droit à la vie.

«Les terroristes étaient à Beslan uniquement pour tuer. Nous l’avons vu de nos propres yeux.»

«De mon point de vue, le jugement de la Cour européenne est erroné et inapproprié», regrette le vétéran des Spetsnaz avant d’ajouter: «je pense que les Européens ont une vision faussée de ce qui s’est produit. Nous étions présents et nous savons qu’il n’était pas possible d’agir autrement: les terroristes n’étaient pas disposés à négocier, ils étaient à Beslan uniquement pour tuer. Nous l’avons vu de nos propres yeux».

La prise d’otages de masse, cauchemar des unités d’intervention

Ainsi la tragédie de Beslan aggrava-t-elle dans un second temps les relations entre l’Occident et la Russie, et peut-être fut-ce là la grande victoire des terroristes, qui parvinrent à isoler Moscou par leur action de terreur. Pourtant, la France connaîtra une attaque analogue le soir du 13 novembre 2015, au Bataclan et ses alentours –qui fit 131 morts et plus de 400 blessés, dont 4 terroristes de l’Etat islamique.

Jusque-là, les attaques terroristes différaient quelque peu: même la prise d’otage du vol 8969 par le GIA algérien, qui a donné lieu à l’assaut remarquable du GIGN à l’aéroport de Marignane, ne comptait «que» 173 otages pour 4 terroristes. De surcroît, les autorités françaises furent en mesure d'empêcher le décollage de l'Airbus vers Paris, clouant ainsi les terroristes au sol. Les prises d’otages de masse de Nord-Ost et de Beslan bouleversèrent les schémas mentaux et tactiques des unités contre-terroristes. Le GIGN s’adapta: triplement des effectifs pour assurer la supériorité numérique face à des commandos terroristes plus nombreux, entrainements conjoints au Stade de France, etc. Frédéric Gallois, Commandant du GIGN de 2002 à 2007, avait d’ailleurs commenté l’attaque du théâtre moscovite non sans humilité: «dans une situation comme celle-ci, potentiellement tous les otages sont morts». En effet, «le chantage au massacre de 800 personnes en direct devant les médias du monde entier, ça prend une dimension horrible. Durant cette période de suspens machiavélique, vous ne pouvez théoriquement rien faire». [Documentaire diffusé sur France 5: «GIGN, 40 ans d'assauts»].

© Photo Union des Vétérans de RussieÀ droite, Igor Shevchuk, ancien officier Spetsnaz ayant participé à l’assaut de Beslan. Il est aujourd’hui membre de l’Union des Vétérans de Russie, association dirigée par Andrei Spravtsev (à gauche).
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À droite, Igor Shevchuk, ancien officier Spetsnaz ayant participé à l’assaut de Beslan. Il est aujourd’hui membre de l’Union des Vétérans de Russie, association dirigée par Andrei Spravtsev (à gauche).

La réalité des combats que livrent les unités d’élite dans des circonstances «très dégradées» reste une perspective difficilement perceptible pour l’opinion. Quinze ans après, l’ancien officier des forces spéciales Igor Shevchuk reste réservé: «c’est un sujet difficile à commenter, il m’est pénible d’en parler. Je souhaiterais seulement qu’il ne vienne jamais l’idée à personne de commettre de pareilles choses à l’avenir».

 

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