Au Tchad, le silence «complice» français est finalement rompu… par les rafales des Mirage. Appuyés par un drone Reaper, les avions de chasse français ont procédé entre le 5 et le 6 février à la neutralisation d'une colonne de rebelles, dans la zone d'Amdjarass, à un millier de kilomètres au nord-est de N'Djamena, la capitale.
Les forces armées tchadiennes sont un partenaire essentiel de la France dans la lutte contre le terrorisme». Le lien est établi plus clairement du côté du pouvoir tchadien, qui en assimilant ces rebelles à des «terroristes», justifiait ainsi l'intervention de Barkhane. CQFD.
Pour Thomas Dietrich, l'interprétation est outrancière, à défaut d'être embarrassante. «En 2008, on s'en cachait presque, alors qu'aujourd'hui, l'intervention est tout assumée et revendiquée par le ministère des Armées», compare l'ancien haut fonctionnaire français, spécialiste du Tchad. C'est que l'armée française n'en est pas à son premier sauvetage du bailleur emphytéotique du Palais rose.
La bataille de N'Djamena de février 2008 a fait figure de tournant dans la guerre civile tchadienne (2005-2010). Les mêmes rebelles conduits, à l'époque, par Mahamat Nouri et Timane Erdimi et appuyés insidieusement par Khartoum, étaient parvenus à entrer à N'Djamena et à sérieusement ébranler le pouvoir de Déby. «L'appui apporté par l'armée française a été déterminant», rappelle Emmanuel Dupuy.
«L'intervention de l'armée française, en termes d'appui logistique et de munitions, avait permis à l'époque de sauver la mise à Idriss Déby, alors que les rebelles étaient à quelques centaines de mètres du Palais Rose. Aujourd'hui, on peut bien habiller l'intervention de Barkhane comme on veut, mais il s'agit bien d'une aberration, au vu de sa vocation. On est bien revenu dix ans en arrière», explique le président de l'Institut Prospectives et Sécurité en Europe (IPSE) à Sputnik.
C'est que l'ineptie de l'intervention repose aussi sur un autre élément, d'après l'analyste français. Il s'agit d'une rupture avec le récent toilettage des partenariats de défense conclus avec les ex-colonies françaises, dont le Tchad fait partie. À ce titre, «le mode opératoire reste comparable à celui de l'opération Lamantin, en décembre 1977! À l'époque, les Jaguars français étaient intervenus, à la demande de la Mauritanie, pour la sauver d'un groupe armé, le Polisario.» La guerre avait éclaté suite à l'annexion par Nouakchott de la partie sud du Sahara. Autres temps, mêmes mœurs?
«C'est pour ça que tout le monde a applaudi quand, en 2008, le Président français de l'époque, Nicolas Sarkozy, prenait la parole devant le Parlement sud-africain pour annoncer sa nouvelle vision des accords de défense avec les pays africains. Il semblait vouloir rompre avec une image d'une armée française assistant les chefs d'État alliés et assurant leur survie politique.
Or, «des accords de défense révisés en 2008, on n'a pas les textes», précise pour sa part Thomas Dietrich. Pas plus que ceux de l'accord de sécurité conclu avec le Tchad, en 2014. Quoi qu'il en soit, l'existence de ces traités, de même que la demande d'assistance formelle d'un État souverain, sont de nature à priver de tout fondement, du point de vue du droit international, les accusations «d'ingérence» proférées par l'opposition tchadienne.
Emmanuel Dupuy évoquera, seulement pour sa part «une difficile conciliation entre légalité internationale et légitimité d'action». Pour Thomas Dietriech, celle-ci est d'autant plus contestable que «Barkhane a échoué à faire reculer le terrorisme», qui est, de loin, sa principale raison d'être dans le Sahel. La force de frappe des GAT, «dont l'effectif n'excède pas, selon les estimations, 3.000 éléments», gagne sans cesse du terrain. Le centre du Mali a basculé depuis quelques années dans l'instabilité. Plus récemment, l'Est du Burkina Faso est devenu une nouvelle cible des djihadistes.
«En face, la force française compte, tout de même, quelque 4.500 hommes, censés collaborer étroitement avec les 13.000 soldats de l'opération onusienne au Mali, mais aussi avec les 5.000 hommes (en attente de déploiement) du G5 Sahel. Le tout, sans compter l'ensemble des armées nationales des pays concernés! On constate que malgré l'énormité des moyens mis en place, le terrorisme ne recule pas! Le dernier exemple d'intervention contre l'UFR montre, en revanche, que Barkhane a réussi dans un autre domaine: le renforcement des autocrates de la région», déplore Thomas Dietrich.
Le Tchad ne constitue pas une exception. Englué dans une crise économique depuis la chute du prix du pétrole, N'Djamena a enchaîné, depuis 2015, les mesures d'austérité pour tenter de contenir la grogne sociale. Depuis août 2018, la région du Tibesti, dans le Nord du pays, connue pour être un repère de trafiquants et une position de repli pour les rebelles, est la cible d'une opération militaire de l'armée qui entend «sécuriser la zone».
«En réalité, le pouvoir veut mettre la main sur les importantes réserves d'or dont regorge cette région et dont le potentiel aurifère a été confirmé par le Bureau de recherches géologiques et minières français. Il se trouve toutefois que ces réserves sont exploitées, depuis 2012, par des orpailleurs Toubous [tribus du Sud libyen] et par la population locale, qui s'est constituée en comités d'autodéfense. Les Tibestiens craignent qu'au cas où l'exploitation devaient leur être soustraite, qu'ils ne puissent pas bénéficier des retombées», explique Thomas Dietrich, qui assure que l'aviation française, qui survole la zone, assiste le pouvoir tchadien dans ses opérations.
Si cet appui militaire français n'a été confirmé ni par Paris ni par N'Djamena, la récente contribution française aux ardoises tchadiennes, elle, est avérée. Lors de son dernier déplacement à N'Djamena, en décembre dernier, Emmanuel Macron a décaissé pas moins de 40 millions d'euros pour payer les arriérés des fonctionnaires tchadiens. Si la France s'acharne depuis une trentaine d'années «à sauver le soldat Déby», selon la formule de Dietrich, c'est parce que celui-ci est un allié fiable dans la région.
«L'intervention française, tout comme le déplacement d'Emmanuel Macron en décembre dernier, qui a été précédé d'ailleurs par une visite du ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, démontrent bien que le soutien inconditionnel au pouvoir d'Idriss Deby s'inscrit dans un objectif déterminé, celui de la lutte contre les GAT qui opèrent dans la bande sahélo-saharienne, mais aussi contre Boko Haram, le Tchad étant, comme le Niger, à l'intersection des deux zones d'opérations terroristes», analyse Emmanuel Dupuy.
Contrairement à d'autres pays dont les entreprises opèrent dans le secteur de l'or, des mines ou du coton, «la France n'a pas d'intérêts économiques particuliers au Tchad», confirme Thomas Dietrich. En revanche, l'armée tchadienne, réputée pour sa bravoure, « a apporté sa contribution à la lutte contre le terrorisme, et a perdu de nombreux soldats. Elle continue de jouer jusqu'à aujourd'hui le rôle de supplétif de l'armée française au Mali, minimisant les pertes françaises. Mais cela a un coût humain très lourd. Récemment, 10 casques bleus tchadiens ont encore été tués dans un attentat.»
«Malgré tout ce qui se dit, sur les temps qui ont changé et la Françafrique qui est révolue, on a encore cette nostalgie de concession africaine, dont le Tchad constitue l'un des derniers piliers. On joue la carte de la stabilité pour préserver cet allié indéfectible qu'on aime bien dans les cercles militaires français, qui l'ont incité en 1987 à partir en rébellion contre Hissène Habré. Il ne faut jamais négliger la notion d'empire et de pré-carré.»
Mieux encore. Très critiqué par son opposition pour sa gestion autoritaire, Idriss Déby multiplie depuis un moment les signes d'ouverture. Libération d'opposants politiques, rencontre avec le chef de file de l'opposition et même retour au pays de quelques exilés politiques, comme l'ancien rebelle Acheikh Ibn Oumar, énumère Emmanuel Dupuy. Cet ancien chef du Conseil démocratique révolutionnaire (CDR) et ancien ministre des Affaires étrangères de Habré est revenu triomphalement à N'Djamena après 15 ans d'exil pour occuper, en janvier dernier, le poste de conseiller à la Présidence de la République. Paradoxe d'un régime autoritaire ou simplement la volonté de ne pas trop embarrasser l'allié français?