«Ouvriers du clic», «petites mains de l'Internet», «éboueurs du Web»… aussi nombreux que soient leurs qualificatifs, le travail des modérateurs reste mal connu. Pourtant chacun peut profiter du fruit de leur labeur, car ils filtrent le pire pour que vous ne voyiez que le meilleur.
Les plates-formes dites de «microtâches» leur demandent d'épurer le Net des contenus allant de la simple nudité aux décapitations terroristes, en passant par l'automutilation ou la pédopornographie. En plus d'être exposée à des images insoutenables, leurs conditions de travail sont précaires.
Dénoncées à de multiples reprises dans des reportages ou articles ces dernières années, leurs conditions de travail intéressent désormais l'Organisation internationale du Travail, rattachée à l'Onu: «Les tâches peuvent être psychologiquement stressantes ou préjudiciable (par exemple, la vision de contenus haineux, violents ou pornographiques) et doivent être clairement définies par les opérateurs de plate-forme au travers de standards», alerte un rapport publié le 20 septembre.
Apparu il y a une dizaine d'années, le métier de «crowdworker» marque en réalité un énorme retour en arrière, selon l'OIT. Des microtâches réalisées de manière répétée, n'importe où et n'importe quand tant qu'il existe une connexion Internet, et un paiement dérisoire (quelques centimes) établi à la tâche et non au temps de travail… autant d'éléments qui renvoient ce travail «aux procédés industriels déqualifiés associés à Taylor», mais «sans la loyauté et la sécurité de l'emploi», poursuit l'organisme.
Pour y voir plus clair sur les conditions de travail de ces modérateurs de l'ombre, l'OIT a enquêté auprès de 3.500 crowdworkers de 2015 à 2017, dans 75 pays à travers le monde, et œuvrant pour les cinq plus grands opérateurs.
Le rapport pointe notamment CrowdFlower, Clickworker, Microworkers and Prolific, ou encore Amazon, avec sa plate-forme «Amazon Mechanical Turk». S'il n'est pas question pour le géant de l'e-commerce d'image insoutenable, mais de tri dans des produits dupliqués, les conditions de travail restent discutables: «presque deux tiers des "crowdworkers" travaillant pour Amazon touchent moins que le salaire minimum de 7,25 dollars par heure».
Après qu'une vidéo de meurtre en direct soit devenue virale sur Facebook l'année dernière, son PDG Mark Zuckerberg avait promis d'augmenter de 3.000 le nombre de modérateurs, qui étaient alors 4.500. Mais le réseau assure-t-il un suivi psychologique adapté?
Pour l'une de ses anciennes modératrices, Facebook ne va pas assez loin. Employée par un sous-traitant, Pro Unlimited, Selena Scola a déposé une plainte collective («class action») contre les deux entreprises: elle leur reproche de l'avoir exposée «à des contenus hautement toxiques, malsains et injurieux» et s'est vue diagnostiquer un syndrome de stress post-traumatique. «Facebook a aidé à mettre en place des standards de protection pour les modérateurs», peut-on lire dans la plainte, mais a fini par les ignorer.
Afin de garantir une meilleure protection des «crowdworker», l'OIT énumère dix-huit recommandations, parmi lesquelles figurent le droit d'être payé avec le salaire minimum en vigueur dans le pays, une représentation syndicale, ou encore la possibilité aux travailleurs de décliner certaines tâches… Cela sera-t-il suffisant pour les 20.000 modérateurs que Facebook entend employer d'ici la fin de l'année?