«La France prépare un tour de vis contre la presse et commence par les médias russes»

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Un rapport français publié le 4 septembre et intitulé «Les manipulations de l’information, un défi pour nos démocraties» s’en prend à nouveau à la «propagande» des médias russes et recommande au gouvernement de marginaliser Sputnik et RT. L’historien des médias Antoine Lefebure dénonce un document qui précéderait un «muselage» de la presse.

«Les opérations informationnelles russes sont aujourd'hui un habile mélange de propagande de tradition soviétique et de divertissement à l'américaine.»

Quel programme! Quatre experts du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie du ministère des Affaires étrangères (CAPS) et de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM) ont dévoilé le 4 septembre leur étude intitulée «Les manipulations de l'information, un défi pour nos démocraties». Le tout devant la ministre des Armées Florence Parly.

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214 pages où la Russie occupe une place très importante, de même que ses médias publics, RT et Sputnik. Le ton accusateur avec lequel les experts jugent les médias russes fait un étrange écho à la bienveillance à l'égard du pouvoir. Par exemple, ils proposent de «décrédibiliser les médias propagandistes», sur le modèle d'Emmanuel Macron, dont l'équipe avait confirmé le 27 avril 2017 avoir refusé les accréditations presses à RT et Spuntik. Attaque contre la liberté de la presse? Pas pour nos «experts», qui assurent que cette décision peut «se justifier». En effet, RT et Sputnik «ne font pas un travail journalistique, mais de propagande». Pour la litanie d'exemples, on repassera.

Contacté par Sputnik France, l'historien des médias Antoine Lefebure dénonce un rapport «partiel et partial», qui s'inscrit dans l'agenda du gouvernement:

«Ce rapport contient des données dont certaines sont justes et d'autres, plus que discutables. Il s'inscrit dans une volonté du gouvernement de préparer un tour de vis contre la presse en commençant par ce qui est le plus facile à atteindre: les organes de presse liés à des États étrangers. Il débute par les médias russes, car l'ambiance est à l'hostilité envers Moscou.»

Si Daech, la Chine ou encore l'Iran sont également visés, le rapport, qui cite des «interlocuteurs dans les instances européennes», affirme que «80% des efforts d'influence» sont le fait de la Russie. Il faut bien cela pour «manipuler» les opinions occidentales.

Parfois, les solutions prônées par les experts ont de quoi surprendre. Le rapport se félicite par exemple d'une initiative balte, visant à faire essaimer des tribus d'«elfes» sur le Net, en opposition aux «trolls» qui séviraient pour le compte de Moscou. Quant à savoir ce qui fait de vous un charmant elfe ou un hideux troll, il y a fort à parier que votre ligne politique y soit pour beaucoup.

«Ce rapport est très politique et divise le monde entre le camp du Bien et le camp du Mal, qui est représenté par la Russie et ses alliés. En face nous avons les Gentils qui s'opposent aux informations qui viennent de Russie. Ce contexte rappelle un peu les années 60 et limite l'intérêt du rapport», analyse Antoine Lefebure.

Les experts du CAPS et de l'IRSEM saluent également le travail du think tank European Values, basé à Prague. Ce dernier distribue des bons et des mauvais points aux gouvernements qui luttent contre «la désinformation». Ainsi, les États baltes, le Royaume-Uni et la Suède sont-ils à la pointe de cette croisade, alors que Chypre et la Grèce seraient de mauvais élèves, qui «ne font rien pour lutter contre la menace» et «bloquent même systématiquement tout effort européen sur le sujet».

​Les fuites de données à destination du public comme les télégrammes diplomatiques américains sur WikiLeaks en 2010 ou les Offshore Leaks en 2013, LuxLeaks en 2014, SwissLeaks en 2015 ou plus récemment les Panama Papers (2016) et Paradise Papers (2017) n'ont pas non plus les faveurs des experts français: «Initialement le fait de "lanceurs d'alerte", prétendument motivés par la transparence (tout en restant anonymes), ce procédé est de plus en plus utilisé pour servir des intérêts politiques ou économiques». Nous serons obligés de les croire sur parole.

Et la valeur informationnelle de ces fuites? Les auteurs du rapport préfèrent souligner un autre «avantage». Celui «de donner l'impression à la population qu'elle a accès à la "vérité", à une information brute, non filtrée, car faite de données interceptées (conversations, emails, documents).» Curieuse vision des choses, qui alarme Antoine Lefebure:

«C'est très inquiétant. Ils n'étayent aucunement leurs accusations. Cela va dans le même sens que la directive sur le droit des affaires. Ce genre d'éléments de langage préfigure un muselage de la presse.»

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En revanche, rien sur les cas de censure, dont de nombreux comptes ont récemment fait l'objet sur Facebook et Twitter, notamment aux États-Unis. L'Oncle Sam serait même un exemple, puisque dans leurs 50 recommandations à destination des États pour lutter contre «la désinformation», les experts proposent d'«envisager l'enregistrement des médias étrangers» en suivant «l'exemple américain». Le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg s'est de son côté fendu d'une tribune publiée dans le Washington Post le 4 septembre et dans laquelle il a rappelé les efforts du premier réseau social au monde pour «protéger la démocratie» en luttant contre la désinformation. Récemment, une vague de fermetures de comptes étiquetés à droite a frappé plusieurs réseaux, dont Facebook et Twitter, et déclenché l'ire de Donald Trump. Le 24 août, le locataire de la Maison-Blanche avait twitté ceci:

«Les géants des réseaux sociaux sont en train de réduire au silence des millions de gens. Nous ne pouvons pas tolérer cela, même si cela signifie que l'on continue à écouter les fake news de CNN dont les audiences ont beaucoup souffert. Les gens doivent pouvoir déterminer ce qui est vrai et ce qui est faux sans censure.»

Une opposition dont Antoine Lefebure conteste la réalité: «Je reste prudent, car quelquefois, ce genre de confrontation publique n'est rien d'autre que de la poudre aux yeux. Chacun campe sur des positions très extrêmes, faisant semblant de s'opposer violemment à l'autre alors qu'en coulisse, vous avez beaucoup plus de compromis réalisés que ce que l'utilisateur final peut imaginer.»

​Le rapport s'intéresse de près aux réseaux sociaux, dont «l'analyse fournit des informations précieuses». Cette dernière permettrait «de détecter des mouvements artificiels et coordonnés, de mesurer le nombre de personnes atteintes, c'est-à-dire le "tissu infecté".» Un vocabulaire médicalo-orwellien qui peut choquer.

«Ensuite, il faut en tirer les conséquences, c'est-à-dire ne pas accréditer [les organes de propagande étrangers] et ne pas les inviter à des conférences de presse réservées aux journalistes», martèlent les auteurs du rapport. Ils préconisent également de dégainer l'arsenal législatif et proposent de s'inspirer de l'Ofcom, le CSA britannique, qui «a sanctionné RT à plusieurs reprises». Coïncidence… ou pas, la ministre de la Culture, Françoise Nyssen avait tenu des propos semblables en citant les outils utilisables par le CSA contre RT le 3 juillet dans l'hémicycle.
Les experts font tout de même l'effort de nuancer (un peu) leurs propos:

«Il faut résister à la tentation d'utiliser la Russie pour expliquer tous nos maux, de l'élection de Trump au Brexit, et donc nous déresponsabiliser. Lorsqu'elle fonctionne, la désinformation est le symptôme d'autre chose, d'une crise de confiance dans laquelle les démocraties libérales doivent assumer leur part de responsabilité.»

Le succès de RT et Spuntik ne s'expliquerait donc pas par le besoin d'une partie du public de connaître un point de vue différent de celui de la majorité des grands médias atlantistes, pro-Otan et hostiles à Moscou, mais parce que le public est déboussolé. C'est une manière de voir les choses…
Les auteurs du rapport se félicitent même d'un «écosystème médiatique français relativement sain». Ce que conteste vivement Antoine Lefebure:

«Je pense que c'est une erreur de dire cela. Le paysage médiatique français n'est pas sain. 90% de la presse est tenue par des groupes financiers qui ont des intérêts multiples dans l'industrie de l'armement ou des télécommunications. Il n'y a pas énormément de liberté pour les journalistes qui font leur boulot.

Le niveau n'est pas non plus excellent. Si vous prenez la presse anglo-saxonne, qui n'est pas parfaite, il y a tout de même plus de travail et de données. En France, nous sommes dans une espèce de mélange d'information biaisée et d'opinion.»

Les experts ont réponse à tout. Si les gouvernements sont obligés de museler davantage l'information, ce ne serait pas dans une volonté de contrôle de l'opinion publique, mais, encore une fois, de la faute de la Russie et des nations étrangères:

«D'autre part, un effet indirect qui est de générer chez les gouvernants une tentation liberticide. Cela pourrait être le véritable effet final recherché par les puissances étrangères à l'origine des manipulations de l'information: non pas tant de convaincre la population de tel ou tel récit que d'inciter les gouvernements à prendre des mesures contraires à leurs valeurs démocratiques et libérales.»

Plus c'est gros, plus ça passe. 

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