«Cette contradiction n'en est pas une», résume le géopolitologue Alexandre Del Valle. «Que Berlin veuille poursuivre les négociations d'adhésion de la Turquie à l'Europe, mais que l'Europe veuille y mettre un terme, illustre une relation longue et tortueuse, faite d'ambivalences et de "retenez-moi ou je casse tout"», d'après l'auteur de La stratégie de l'intimidation, du terrorisme jihadiste à l'islamiquement correct (Éd. l'Artilleur).
«Les instances européennes raisonnent d'un point de vue du droit européen […] L'Allemagne raisonne en tant qu'État-nation, pas en tant qu'Europe… enfin, quand ça l'arrange.»
«Imaginez que vous entrez dans un club, mais vous décidez que certaines personnes de ce club n'ont pas le droit d'en être membre. On n'a jamais vu ça!»
explique Alexandre Del Valle, car la Turquie ne reconnaît pas «l'indépendance de Chypre et l'intégrité de la République de Chypre, même implicitement». Un mauvais point de départ donc.
«Sans parler de la violation des droits de l'homme, de la liberté d'expression en cours en Turquie depuis la fin des années 2000. la Turquie ne peut pas être candidate, elle viole de manière systématique les valeurs et le droit européen», selon le géopolitologue.
«L'Allemagne tient à cet accord et à ses relations pas trop mauvaises, politiques, économiques, avec la Turquie. Là, elle raisonne de manière plus égoïste, en capitale d'État-nation.»
Une monnaie d'échange qui n'est pas sans biaiser son appréciation de l'adhésion: en marge d'une réunion des ministres européens des Affaires étrangères, le ministre allemand Michael Roth a déclaré qu'il «serait mieux de ne pas claquer la porte. Cela serait un mauvais signal envoyé à ceux en Turquie qui aspirent aux valeurs européennes». Des valeurs à défendre que la Commission peine elle-même à voir:
«Notre analyse montre que le pays continue à s'éloigner à grands pas de l'Union européenne, en particulier dans le secteur de l'État de droit et des droits fondamentaux», a indiqué l'Autrichien Johannes Hahn, commissaire européen responsable de la politique d'intégration, dans son rapport annuel sur les négociations d'adhésion.
«La communauté internationale peut être invoquée, l'ONU, la Commission, le Conseil, l'OSCE peuvent faire toutes les recommandations, la Turquie est un pays souverain et très nationaliste, qui a des intérêts nationaux à défendre.»
En faisant miroiter une adhésion à la Turquie, l'Europe a en fait servi les velléités électoralistes de son Président Erdogan: «Ça lui a rapporté plus de voix d'être ultranationaliste que d'être européen», estime M. Del Valle.
«Le calcul de l'Europe, c'était faire croire à une adhésion, pour donner un encouragement démocratique, sans aucune certitude d'arriver jusqu'au bout. C'était déjà une position très hypocrite… eh bien, l'objectif n'a pas été atteint: ça a eu l'effet inverse.»
Une Europe «hypocrite», une Allemagne «égoïste» et une Turquie menaçante, qui «manie à merveille l'intimidation physique et psychologique», face à une Europe, qui, malgré tout, pratique «une politique d'apaisement»:
«Elle [la Turquie, nldr] menace de devenir dangereuse, elle l'a montré en Syrie, en Irak, à Chypre récemment […] Elle traite les Européens d'islamophobes, les accuse de la rejeter.»
Comme en écho à l'analyse d'Alexandre Del Valle, Ankara n'a pas tardé à réagir au rapport accusateur de Johannes Hahn, dont les remarques positives, «ne font pas oublier le traitement déloyal dont la Turquie est victime», estime Bekir Bozdag, ministre de la Justice, à l'issue d'un conseil des ministres à Ankara le 17 avril. Malgré ces tensions, aucun État membre de l'UE n'a toutefois souhaité pour l'heure suspendre officiellement les négociations d'adhésion, ou même instaurer des sanctions:
«Au lieu de voter des sanctions, comme pour la Russie, l'Europe, si sévère envers ce pays, se couche devant la Turquie, car elle est membre de l'OTAN et l'OTAN veut préserver un minimum son unité.»
Ankara qui rejette régulièrement le bilan dressé par l'UE sur le non-respect des droits de l'homme et accuse Bruxelles d'appliquer un «double langage»… ce qui n'est peut-être pas faux. Pendant longtemps, entre l'UE et la Turquie «la politique du bâton et de la carotte a bien fonctionné! Entre 2002 et 2007 il y a eu des paquets de réformes, sous un gouvernement pas si islamiste et autoritaire que ça», estime Samim Akgönül, enseignant-chercheur, spécialistes de la Turquie contemporaine. Et puis le climat s'est gâté de part et d'autre:
«l'Europe entre en crise financière, économique et politique, et une fois que les islamistes ont pu asseoir leur position sans avoir besoin de l'Europe, eh bien ils lui ont tourné le dos»,
explique le chercheur. En somme, l'hypocrisie était «double», mais depuis, les positions se sont clarifiées. Hormis l'Allemagne qui continue à plaider la cause turque,
«Il y a peu de responsables européens qui soient pour l'adhésion […] Le défenseur principal était la Grande-Bretagne, qui voulait élargir plus qu'approfondir l'UE. […] Des pays balkaniques qui ont un temps soutenu cette adhésion, la Bulgarie, la Hongrie, la Grèce, sont aujourd'hui tous dans de mauvaises relations avec la Turquie et le soutien n'est plus structurel»,
détaille Samim Akgönül. Pour sa part, la France d'Emmanuel Macron en est à proposer un «partenariat» à la Turquie plutôt qu'à l'intégration, une voie moyenne entre François Hollande qui renvoyait l'adhésion turque aux calendes grecques et Nicolas Sarkozy qui se déclarait farouchement opposé à l'entrée d'Ankara au sein de l'UE.
En tout état de cause, le maintien de la candidature turque par les instances européennes relève d'«une immense hypocrisie, j'en ai souvent parlé avec des députés et fonctionnaires européens», confirme Alexandre Del Valle:
«En privé, aucun pays européen membre ne soutient vraiment l'adhésion de la Turquie à l'UE.»