Bruno Guigue est enseignant universitaire de philosophie politique. Sous-préfet limogé en 2008 pour avoir critiqué la politique israélienne, il est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment sur le Moyen-Orient, dans lesquels il se montre très critique envers la politique américaine et israélienne. Il est perçu comme «propalestinien».
Bruno Guigue: Je ne sais pas si les États-Unis mènent dans la région une politique conforme à leur intérêt, mais à long terme, en tout cas, je ne suis pas sûr que cette politique soit profitable au peuple américain. En ce qui concerne les autres puissances, la France et le Royaume-Uni en particulier, elles n'ont aucun intérêt à suivre la politique américaine actuelle! Dans le cas de la France, c'est l'effet désastreux d'un alignement géopolitique qui remonte aux années Sarkozy et qui pousse Paris à suivre Washington en dépit du bon sens, comme si la France n'était plus capable de définir sa ligne de conduite et devait s'en remettre au «grand fédérateur extérieur», comme disait de Gaulle.
Sputnik: Au détriment de ses propres intérêts nationaux?
Bruno Guigue: Oui, car je ne vois pas en quoi la politique française en Syrie est conforme à son intérêt national! Infliger au peuple syrien un embargo sur les médicaments? Pourquoi? Soutenir une opposition syrienne fantoche, pour quelle raison? Paris est allé jusqu'à violer l'embargo décrété par l'UE en livrant des armes aux factions islamistes armées. Pour quels motifs?
Sputnik: Dans les autres cas? L'Allemagne par exemple?
Burno Guigue: L'Allemagne est beaucoup plus prudente. Elle n'a pas déployé de troupes dans la région. Elle n'a pas activé ses services secrets pour mener des opérations de soutien aux «proxys» des États-Unis comme les Français, malheureusement, et les Britanniques l'ont fait. Même si elle adopte parfois la rhétorique occidentale, elle est beaucoup plus modérée dans ses actes. Les deux principaux satellites occidentaux des États-Unis, ce sont le Royaume-Uni et la France. Dans le «groupe des cinq», dont Richard Labévière avait d'ailleurs récemment rappelé l'existence en rendant public [un] compte rendu d'une réunion de ce groupe des 5, qui coordonnent leur politique contre l'État syrien, on trouve les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, l'Arabie saoudite et la Jordanie. Ces États sont servilement alignés sur la position américaine. C'est d'ailleurs très paradoxal, puisque lors de la campagne présidentielle Donald Trump avait indiqué que les États-Unis changeraient de politique en Syrie. Dans les faits, hélas, rien n'a changé!
Sputnik: cela veut-il dire que ce n'est pas le Président américain qui détermine la politique étrangère de son pays…?
Bruno Guigue: C'est ce qu'on appelle le «deep State», l'État profond, qui mène cette politique. Ce conglomérat où l'on trouve les agences de renseignement et les multinationales de l'armement, et qui pilote de manière souterraine la politique étrangère des États-Unis. Cette gouvernance occulte de la première puissance militaire de la planète est largement partagée, en outre, avec ce puissant groupe de pression qu'est le lobby pro-israélien, auquel Donald Trump dut faire allégeance en septembre 2017 en répondant positivement à l'une de ses principales revendications: le déplacement de l'ambassade israélienne à Jérusalem. Ce fut un véritable camouflet infligé à la légalité internationale et une soumission spectaculaire du futur président à Israël. Mais l'élection de Trump était à ce prix!
Sputnik: En quoi, cet «impérialisme» que vous venez de décrire en Syrie, est-il différent de celui qu'on a pu connaître par le passé en Irak ou en Afghanistan?
Bruno Guigue: L'objectif ultime est le même! Il s'agit de déstabiliser, et si possible de détruire, des États souverains, jaloux de leur indépendance, autosuffisants, désendettés, comme la Syrie, la Libye ou l'Iran, qui constituent des obstacles naturels à la marche de l'impérialisme vers une domination sans partage. Ce n'est pas un phénomène nouveau.
Depuis la chute de l'Union soviétique, et a fortiori depuis le début des années 2000, notamment dans le cadre du «plan Wolfovitz», les États-Unis entendent bien éliminer, un à un, tous les États qui constituent des pôles de résistance à leur hégémonie.
Sputnik: La seule différence, donc, réside dans les moyens utilisés?
Bruno Guigue: C'est la principale différence, oui, et c'est une conséquence du revirement stratégique opéré par la présidence Obama. En 2008, il a été élu pour laver l'affront irakien, pour effacer les humiliations de l'ère Bush qui s'était caractérisée par des interventions militaires aussi massives que désastreuses. Avec Obama, l'impérialisme abandonne l'idée d'une intervention militaire directe au profit d'une gestion indirecte, le fameux «leading from behind». L'obsession du «zéro mort américain», après le fiasco irako-afghan, a également joué un rôle très important dans ce revirement.
Sputnik: Et au-delà des moyens, qu'en est-il de l'objectif?
Brunbo Guigue: Il faut bien comprendre que l'objectif ultime de l'empire américain demeure le même: maintenir coûte que coûte son hégémonie, tenter d'enrayer, désespérément, son déclin économique et politique. Il faut voir ce qui se passe en Syrie. Ce conflit est l'épicentre de l'affrontement global à dimension planétaire entre les blocs, et aujourd'hui c'est le bloc Russie-Chine qui a le vent en poupe. La Russie mène le bal au Moyen-Orient, et la Chine produit 12 fois plus d'acier que les États-Unis. La réalité, c'est que l'impérialisme est aux abois. Il continue à exercer sa capacité de nuisance, mais il a perdu la capacité d'imposer son agenda. La Syrie en est l'exemple, à un prix exorbitant, dans un climat de tension extrême au niveau international, mais on peut dire aujourd'hui que l'affaire syrienne est un fiasco pour le camp occidental.
Sputnik: On parle souvent de lignes rouges que ne devrait pas franchir le gouvernement syrien. Pour autant, on n'est pas disposé, semble-t-il, à mettre ses menaces à exécution quand bien même on imputerait ces dépassements à Bachar el-Assad….
Bruno Guigue: Donald Trump a orchestré en avril 2017 une opération symbolique, avec quelques missiles de croisière lancés sur une base aérienne qui était soi-disant la base de départ du bombardement [de Khan Cheitoun, ndlr] imputé par les Occidentaux à l'armée syrienne. Mis à part cette salve de pétards mouillés, le Pentagone, pour l'instant, n'a pas lancé d'opération militaire significative. Non seulement l'accusation qui a servi de prétexte à cette opération était fallacieuse, mais on ne peut pas dire que les USA aient donné l'impression de croire à ce qu'ils faisaient.
En réalité, le rapport de force sur ce théâtre d'opérations n'est pas en leur faveur. Ils ont 2000 soldats en Syrie, et Trump vient de déclarer qu'ils quitteraient prochainement le pays. Aujourd'hui, les jeux sont faits. La question n'est pas de savoir qui a gagné cette guerre, on le sait: c'est la Syrie, la Russie et l'Iran. Les USA et leurs satellites feront tout pour prolonger le conflit au détriment du peuple syrien, mais ils ont perdu la partie. S'ils occupent l'Est de la Syrie avec leurs alliés, les Arabo-Kurdes, ce n'est pas un hasard. Ils veulent empêcher cet État de recouvrer sa pleine souveraineté, et d'exploiter ses richesses pétrolières et gazières. Mais cette occupation prendra fin dans quelques mois, car les USA n'ont plus d'alliés fiables dans le pays.
Sputnik: Vous soutenez, en tout cas, que ce qui se passe en Syrie a court-circuité la doctrine de remodelage du Grand Moyen-Orient?