Taxonomie verte: la France va-t-elle laisser son nucléaire se faire atomiser par l'Allemagne?

© AFP 2023 JEFF PACHOUDCentrale nucléaire de Cruas-Meysse
Centrale nucléaire de Cruas-Meysse  - Sputnik Afrique, 1920, 11.09.2021
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Bruxelles a exclu le nucléaire du plan de relance européen, tout en gardant une place pour le gaz. Un coup de semonce à quelques mois d’une décision finale sur la taxonomie verte. Encore peu évoqué médiatiquement, ce dossier représente des enjeux capitaux pour la France, notamment parce que l’Allemagne pourrait avoir la peau de l'atome français.
Voilà qui ne présage rien de bon pour la souveraineté et l’industrie françaises. Alors que se profile à Bruxelles la phase finale des débats sur la «taxonomie verte» européenne, document communautaire qui définira l’alpha et l’oméga des investissements privés et publics dans les activités économiques pour les décennies à venir, le nucléaire vient d’être exclu du plan de relance européen.
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En somme, sur ces 250 milliards d’euros à venir, pas un seul n’ira au secteur atomique. C’est politiquement un coup dur pour la France, pour qui c'est la principale source d’énergie. Du côté de l’Allemagne, qui milite pour la fin du nucléaire en Europe après sa décision en 2011 de sortir progressivement de l’atome, c’est une victoire.

Fin du nucléaire: Berlin ne lâche rien

Reste à savoir comment est aujourd’hui reçu à Paris ce coup de semonce. Car jusqu’ici, l’exécutif français semblait confiant dans le fait que le nucléaire devrait intégrer la taxonomie. Pourtant, sur ce dossier, dépeint depuis plusieurs années comme le «champ de bataille politique» des 27, les Allemands n’ont nullement désarmé, fédérant les opposants. Afin que le nucléaire ne soit pas considéré comme une activité vertueuse à l’avenir, les ministres de l’Environnement allemand, autrichien, espagnol, luxembourgeois et danois ont adressé le 2 juillet une lettre ouverte à la Commission européenne.
Emmenés par leur collègue allemande Svenja Schulze, qui n’est autre que la vice-présidente du «Green Deal» européen (un plan qui vise à rendre d’ici 2050 l’UE climatiquement neutre), les cosignataires ont mené la charge contre un rapport du Joint Research Centre (JRC), le service scientifique de la Commission européenne. Publié le 30 mars, celui-ci avait estimé le nucléaire éligible à intégrer la taxonomie verte.
«Les analyses n’ont révélé aucune preuve scientifique que l’énergie nucléaire est plus dommageable pour la santé humaine ou l’environnement que d’autres technologies de production d’électricité déjà incluses dans la taxonomie comme activités soutenant le changement climatique», notait alors le JRC dans son rapport.
Le nucléaire pas plus dangereux pour la santé que l’éolien? Une «mauvaise interprétation» (misconception) dénoncèrent les ministres, pointant du doigt deux «graves lacunes méthodologiques». Pour eux le JRC ne prenait pas en compte le risque d’accident nucléaire et le manque de données empiriques sur le stockage des déchets générés.
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Le nucléaire est une énergie «à haut risque» soulignèrent ainsi les cosignataires, brandissant les catastrophes de Fukushima et de Tchernobyl. L’inclure dans la taxonomie, à les en croire, «porterait atteinte de façon permanente à son intégrité, à sa crédibilité et donc à son utilité».
Pourtant, ces mêmes Allemands antinucléaires sont sur le point d’obtenir l’intégration du gaz dans la taxonomie. D’ailleurs, lors de son allocution du 7 septembre, Johannes Hahn a précisé que «moyennant le respect de certaines conditions» le gaz était éligible en tant qu’énergie de transition au plan de relance européen.

Le gaz 70 fois plus polluant que l’électricité nucléaire

En somme, aux yeux de Bruxelles, le gaz est plus vertueux pour la préservation de l’atmosphère terrestre que le nucléaire. Pourtant, la production d’un kilowattheure d’électricité dans une centrale à gaz rejette 70 fois plus de CO2 que celui produit dans une structure nucléaire (418 grammes contre 6), selon les chiffres de l’Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME).
Reste à savoir si les motivations allemandes sont uniquement écologiques, du moins purement antinucléaires. En effet, la qualité d’approvisionnement énergétique constitue l’un des points forts de la France en matière de compétitivité. Non seulement son parc de centrales procure un approvisionnement de qualité (stable, continue) aux entreprises, mais offre également une énergie à bas prix.
Bref, dans un pays où la charge fiscale est souvent décriée comme anticompétitive, jouir d’une électricité parmi les moins chères d’Europe contribue à rééquilibrer la balance. Le nucléaire constitue un avantage compétitif pour les entreprises françaises en quelque sorte. Reste à savoir si ce n’est pas cela que Berlin voit d’un mauvais œil.
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En effet, outre-Rhin, les consommateurs paient leur électricité 75% plus cher qu’en France. Soit la plus onéreuse d’Europe, après celle des Danois. Le résultat de la «Energiewende» (transition énergétique en Français) et de ses investissements pharamineux dans les énergies renouvelables (ER). En 2018, la Cour fédérale des comptes (Bundesrechnungshof) estimait à 160 milliards d’euros d’argent public les investissements effectués dans les ER en seulement six ans. Et malgré tout cet argent public investi, les Allemands ne sont pas parvenus à se passer du nucléaire, ni des centrales à charbon qu’ils ont dû rouvrir le temps d’effectuer cette transition.
Résultat, l’Allemagne est le plus gros pollueur atmosphérique de l’UE, pesant à elle seule le quart des émissions de gaz à effet de serre des 27 États membres. Fort de ce constat, c’est pourtant elle qui entend dicter les règles de la transition énergétique à tous ses partenaires européens.
Si les Allemands obtenaient gain de cause, et que le nucléaire n’était pas intégré à la taxonomie verte européenne, cela porterait un coup dur à la filière dans son ensemble. En effet, cette taxonomie va s’articuler avec un nouvel environnement réglementaire au sein de l’UE. Depuis mars 2021, les établissements financiers sont tenus de prendre en compte la durabilité́ dans leurs décisions d’investissements. Ainsi les entreprises dont une partie des activités est liée à un nucléaire non «taxono-compatible» pourraient elles-mêmes être privées d’écolabel, les rendant moins susceptibles de recevoir des fonds privés.
Même chose du côté des fonds publics. Côté européen, ces activités seront exclues d’office des projets de financement communautaires. Quant aux États, si ceux-ci pourraient dans un premier temps être tentés de ne plus inclure le nucléaire dans leurs plans de relance (ceux-ci devant être validés par Bruxelles), une évolution à moyen terme de la législation européenne pourrait tout simplement les dissuader de financer des activités non labélisées durables.

Gaz, industrie éolienne: l’Allemagne avance ses pions

Parallèlement, Berlin cache mal ses ambitions en matière de transit de gaz. Grâce notamment au gazoduc Nord Stream 2, le territoire allemand est en passe de devenir le premier hub gazier européen, devant l’Ukraine. Cette énergie fossile est d’ailleurs indissociable des énergies renouvelables (ER) telles que les éoliennes et le photovoltaïque. En effet, ces dernières fonctionnent par intermittence et nécessitent donc des «back-ups», en l’occurrence des centrales au gaz.
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L’éolien et le photovoltaïque: deux autres secteurs industriels où les Allemands, après avoir brillé au début des années 2010, sont en perte de vitesse. En cause, la guerre économique menée avec la Chine du côté du photovoltaïque, mais également le renforcement de la réglementation sur l’installation des éoliennes terrestres (l’Allemagne en compte 30.000). L’ouverture de nouveaux marchés en Europe constitue des aubaines pour les industriels outre-Rhin. Siemens, qui a absorbé le n°2 européen (l’espagnol Gamesa) est d’ailleurs en charge de construire les éoliennes off-shore françaises. Des parcs qui ont pu voir le jour grâce à la volonté du gouvernement de réduire la part du nucléaire dans le mix énergétique du pays.
S’imposer comme le géant énergétique de l’UE, tout en ouvrant un marché à ses industriels… et en plombant la compétitivité de son voisin tricolore en prime. Pas de doute: en cas d’exclusion du nucléaire de la taxonomie européenne, il s’agira d’une triple victoire allemande sur la France.
​Même tabou, ce constat rendrait presque pro-Frexit l’ancien négociateur en chef du Brexit Michel Barnier. «Il faut reconstruire l’influence française. Il faut la rééquilibrer vis-à-vis de l’influence allemande qui domine. En particulier, sur la question du nucléaire et d’autres sujets stratégiques», a ainsi déclaré l’ex-commissaire européen lors d’un débat organisé le 9 septembre à Nîmes, dans le cadre des primaires de la droite.
Reste à savoir si la France, qui ne dévoile rien de ses ambitions européennes, saura user à bon escient de sa présidence de l’UE au premier semestre 2022. Une chose est sûre, une exclusion du nucléaire de la taxonomie, à la veille de la présidentielle, ne ferait pas le jeu d’Emmanuel Macron.
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