Procès de journalistes: quel avenir pour la liberté de la presse au Maroc?

© Photo Kholoud MokhtariLe journaliste marocain Soulaimane Raissouni
Le journaliste marocain Soulaimane Raissouni  - Sputnik Afrique, 1920, 02.07.2021
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Dans un entretien à Sputnik, le journaliste marocain dissident Ali Lmrabet évoque les conditions des procès de ses confrères Omar Radi et Soulaimane Raissouni, ce dernier en étant à son 86e jour de grève de la faim. Il commente les déclarations de Blinken concernant la liberté de la presse au Maroc et les causes de cette situation au Maghreb.

Les demandes de remise en liberté provisoire des journalistes marocains Omar Radi et Soulaimane Raissouni ont été rejetées encore une fois mardi 29 juin par la Cour d’appel de Casablanca qui a ajourné et renvoyé leur procès à la semaine prochaine. Depuis plus de deux mois, leur procès ne cesse d’être reporté.

Incarcérés depuis plus d’un an, ces deux journalistes ont entamé début avril une grève de la faim. Omar Radi l’a interrompue à la demande de ses médecins au bout de 22 jours, contrairement à Soulaimane Raissouni qui persiste et signe, malgré un état de santé dégradé après 86 jours, risquant la mort à tout moment, selon ses avocats.

C’est dans ce contexte que le secrétaire d’État américain Antony Blinken a rencontré lundi 28 juin le chef de la diplomatie marocaine Nasser Bourita. En plus des questions d’intérêt commun, les deux responsables ont évoqué la question des droits de l’homme et de la liberté de la presse.

Où en est l’évolution de l’action en justice de ces deux journalistes? Les conditions d’un procès équitable, conformément au droit marocain, sont-elles réunies? Les États-Unis peuvent-ils intercéder pour leur libération?

Par ailleurs, tout comme au royaume chérifien, des journalistes, hommes politiques et militants du Hirak sont également incarcérés en Algérie. Pourquoi cet état de fait dans ces deux pays du Maghreb, alors que la situation en Tunisie est tout à fait différente? Que faire pour changer cette situation concernant les droits de l’homme et la liberté de la presse?

Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le journaliste marocain dissident établi à Barcelone Ali Lmrabet, condamné en 2005, au Maroc, à dix ans d’interdiction de l’exercice de sa fonction, suite à des propos sur le conflit au Sahara occidental. Il a également travaillé comme correspondant du journal espagnol El Mundo.

Une «situation près de l’irréparable»

«Concernant ces deux procès dont j’ai consulté les dossiers d’accusation, je peux affirmer, tout comme les avocats de ces deux journalistes, qu’il n’y a aucun fondement pour les garder en prison pour agressions sexuelles [un militant LGBT pour Raissouni et une collègue de travail pour Radi, ndlr]. C’est simple, leurs dossiers sont vides!», affirme M.Lmrabet, soulignant qu’ils «sont emprisonnés parce qu’ils ont osé critiquer les dirigeants de leur pays».

Et d’ajouter que «Soulaimane Raissouni n’a pas pu assister à son procès parce qu’on lui a refusé une ambulance et un fauteuil roulant, alors que sa situation sanitaire est près de l’irréparable. En effet, la semaine dernière, il a été hospitalisé deux fois après avoir perdu connaissance. Sa femme [Kholoud Mokhtari, ndlr] et ses avocats ont affirmé qu’il était dans un état d’extrême faiblesse et que la mort pourrait survenir à n’importe quel moment. Malgré son absence, les juges ont ouvert son procès, avant de l’ajourner suite aux plaidoiries de ses avocats».

Dans le même sens, il ajoute que «pratiquement le même topo s’est reproduit dans le procès de Omar Radi et de son collègue Imad Stitou. Les juges ont refusé de convoquer des témoins à décharge, de soumettre la plaignante à l’expertise médicale et même de permettre à ses avocats de s’entretenir avec lui pendant le procès. Les juges ont également, en flagrante violation du droit marocain, refusé de permettre aux avocats d’interroger la supposée victime de Omar Radi. Ainsi, le tribunal qui a rejeté tous les recours présentés par les avocats des deux journalistes a violé toutes les règles juridiques permettant de leur assurer un procès équitable».

Quid de la réunion Blinken-Bourita?

Pour Ali Lmrabet, les autorités marocaines, qui ont emprisonné d’autres journalistes critiques pour les mêmes raisons, «ont érigé les accusations farfelues d’agressions sexuelles comme un modus operandi pour faire taire toute voix dissidente».

Ainsi, il estime qu’à moins «de présenter des preuves tangibles et irréfutables, la tentative du pouvoir au Maroc de faire passer tous les journalistes libres pour des violeurs ne convainc plus personne, ni à l’intérieur, ni, encore moins, à l’extérieur. Sinon, pourquoi les autorités ont-elles refoulé à l’aéroport l’avocat belge d’Omar Radi?».

Dans ce contexte, l’interlocuteur de Sputnik estime que «les déclarations d’Antony Blinken suite à son entretien avec Nasser Bourita sont à saluer, d’autant plus que le secrétaire d’État américain a évité de parler des sujets traditionnels comme la coopération sécuritaire et militaire, la question du Sahara occidental et les accords d’Abraham. Bien que nous savons que les Américains ne font que la politique de leurs intérêts, nous espérons qu’ils pèseront de tout leur poids pour convaincre le pouvoir marocain, qui s’est fourvoyé dans ces affaires, de libérer ces journalistes».

Pourquoi cette situation au Maghreb?

Outre le Maroc, en Algérie des dizaines de militants du Hirak, d’hommes et de femmes politiques et de journalistes sont détenus, en attendant leur procès.

À ce titre, Ali Lmrabet estime que «les pouvoirs marocain et algérien ont un seul point commun: celui de la répression et de la limitation des libertés, ce qui n’est pas le cas actuellement en Tunisie».

«Ce problème vient de loin. Depuis le XIIe siècle, la culture du dialogue et du débat rationnel ne fait plus partie de la vie des sociétés arabo-musulmanes. Dans certains de ces pays, des hommes et des femmes risquent leur vie en exprimant leurs désaccords. Ils sont souvent menacés au point d’être obligés de se cacher, emprisonnés et torturés. Tout ça parce qu’ils ont osé critiquer les dirigeants politiques du pays et remettre en cause de fausses idées religieuses», explique-t-il.

«Quand, dans un pays, on crée des difficultés à l’activité politique libre, quand tous les journaux traitent les sujets de la société de la même façon et presque avec les mêmes mots, quand on exerce des pressions sur les journalistes pour les faire taire, quand on emprisonne des gens qui ont des idées différentes de celles des dirigeants ou des chefs religieux, c’est toute la société qui est en danger mortel», met-il en garde.

En défense de la créativité humaine

Enfin, Ali Lmrabet rappelle que si «l’on veut progresser et se développer dans ces pays, tout le monde, peuples et responsables, doivent comprendre que sans créativité humaine cet objectif ne pourrait être atteint quel que soit le temps qu’on y consacre et les moyens qu’on y met. Ainsi, il faut ajouter tout de suite que le corollaire sine qua non à l’éclosion de cette créativité s’appelle liberté de penser, de conscience, de croyance et de créer dans la nécessité et la responsabilité».

Et de souligner que «sans liberté de communiquer, d’échanger et de débattre publiquement, nous nous mettons à dos la condition essentielle de la participation politique et de la capacité pour les citoyens de défendre leurs droits et de protester contre ce qu’ils considèrent, à tort ou à raison, comme injuste».

«Le pilier fondamental d’une démocratie forte et saine est que les citoyens ont le droit d’exprimer leurs opinions pourvu qu’elles ne recourent pas à la violence, et qu’on ne puisse limiter la liberté d’expression chaque fois que ceux qui ne sont pas contents menacent de recourir à la violence pour empêcher les premiers», conclut-il, s’interrogeant: «à quoi servent sinon les opinions, les idées, les projets et les découvertes si l’on ne peut pas les exprimer?»

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