Macron dégaine à nouveau les milliards: effet d’annonce ou réel changement de politique économique?

© AFP 2023 LUDOVIC MARINEmmanuel Macron
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Emmanuel Macron a annoncé un nouveau plan de relance de 100 milliards d’euros, qui seront alloués en soutien à une économie française durement touchée par la crise du coronavirus. Suffisant? Efficace? Bruno Tinel, économiste keynésien, analyse pour Sputnik France cette nouvelle annonce de l’exécutif.

L’orgie de liquidités se poursuit. Alors que l’Élysée a déjà mis 460 milliards d’euros sur la table afin de contrer le choc économique provoqué par la pandémie de coronavirus, Emmanuel Macron a profité de la fête nationale du 14 juillet pour annoncer qu’«au moins 100 milliards d’euros» supplémentaires seraient engagés afin de soutenir «la relance industrielle, écologique, locale, culturelle et éducative». Le 15 juillet, Jean Castex, fraîchement nommé Premier ministre, a pris la parole afin de détailler la feuille de route du gouvernement.

«Je reste dubitatif. Nous sentons qu’avec ces 100 nouveaux milliards, quelque chose se passe. Mais tout dépendra de la manière dont les comptes sont faits. Assistons-nous à un recomptage de mesures déjà prises et qui servent à faire des effets d’annonce, ce qui est fréquemment le cas, ou est-ce de la vraie dépense publique nette supplémentaire? Ce n’est pas du tout la même chose», s’interroge au micro de Sputnik l’économiste Bruno Tinel, maître de conférences en sciences économiques à la Sorbonne.

Cette nouvelle manne financière sera injectée dès «la rentrée» et n’inclut pas la facture des mesures de chômage partiel de longue durée. Il faut dire que la situation économique française est critique. D’après la Commission européenne, l’Hexagone fait partie des pays de la zone euro les plus durement frappés par la crise. Quand l’exécutif européen prévoit une récession de l’ordre de 6,3% en 2020 pour l’Allemagne, il annonce une contraction du PIB français de plus de 10%.

«Nous allons avoir une augmentation massive du chômage», a prévenu Emmanuel Macron.

Des propos que corroborent les projections de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui table sur un taux de chômage à 12,3% fin 2020 en France.

Pour faire face au désastre, Emmanuel Macron a notamment décidé de lancer un «dispositif exceptionnel d’exonération des charges pour les jeunes». Ce dernier aura pour but de favoriser l’embauche d’individus à «faibles qualifications, jusqu’à 1,6 SMIC».

​Le chef de l’État a également proposé la création de 300.000 contrats d’insertion ainsi que de 200.000 places de formation, notamment dans les domaines de la santé et du paramédical.

Des «effets keynésiens à court terme»?

La Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) a rappelé à l’AFP qu’«une aide exceptionnelle […] serait sans doute utile, [mais] les entreprises n’embaucheront que si le contexte leur ouvre des perspectives en termes d’activité». L’organisation demande des «mesures concrètes» telles que «la baisse des impôts de production» ou «la mise en place d’un Prêt garanti par l’État pour accompagner la rénovation énergétique.»

«Si Emmanuel Macron a réellement décidé de faire de la dépense publique nette supplémentaire, la France bénéficiera à court terme d’effets économiques keynésiens qui stimuleront l’économie et rempliront les carnets de commandes», analyse Bruno Tinel.

Quid du financement des mesures? À en croire Emmanuel Macron, il ne se fera pas par l’augmentation des impôts.

​«Il y a une trajectoire fiscale qui a été décidée, votée par la représentation nationale, c’est celle qui sera tenue», a lancé le Président de la République. Avant d’ajouter qu’«on ne [résolvait] pas une crise comme celle-ci en augmentant les impôts».

«Si on dit qu’on va augmenter les impôts, les gens ne consomment pas, le doute s’installe et le pays ne repart pas», a-t-il précisé.

En revanche, le décalage de la suppression de la taxe d’habitation «pour les plus fortunés» reste «une option possible».

Emmanuel Macron souhaite axer la suite de son quinquennat sur l’investissement massif dans plusieurs secteurs, dont la transition écologique. Des injections d’argent public qui «font partie de cette dette Covid que nous allons mettre de côté et amortir sur le très long terme», a souligné le Président.

Une relance verte?

Le futur plan de relance qui sera mis en place au niveau européen devrait en financer une partie. «On doit rentrer –et ce plan de relance en est l’opportunité– dans la construction d’un modèle qui est à la fois écologique, industriel et environnemental», a déclaré Emmanuel Macron.

«L’important est que ces dépenses soient liées à la préparation de l’économie de demain. Cela pourrait permettre de retrouver un peu de souveraineté en insufflant une dynamique nouvelle centrée sur une économie plus autonome, durable et respectueuse de l’environnement», souligne Bruno Tinel.

Dans les détails, plusieurs grands chantiers devraient être lancés comme «un grand programme de rénovation énergétique». Le 15 juillet, le Premier ministre annonçait que 40 milliards d’euros seraient alloués à la transformation des secteurs industriels stratégiques, dont 20 milliards pour la rénovation thermique et la transition écologique. 300 quartiers bénéficieront d’une rénovation urbaine d’ici la fin 2021.

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Bruno Tinel pense que tout cela «va dans la bonne direction», mais qu’il «faudrait plus», notamment «de la dépense pour la recherche et la production d’énergie verte».  

Le redéveloppement massif du fret ferroviaire ainsi que des petites lignes de train et des trains de nuit fait également partie des plans de l’Élysée. L’objectif est de doubler la part du rail dans le transport de marchandises d’ici à 2030, en la faisant passer de 9 à 18%. D’après l’alliance 4F, qui regroupe les acteurs du secteur, les travaux de régénération du réseau ferroviaire sont estimés à un milliard d’euros d’ici à 2024 puis à 12 milliards entre 2025 et 2030. Encore une fois, Bruno Tinel salue l’initiative, mais appelle à «globalement réduire l’individuel pour le collectif, que ce soit pour le rail ou la route.»

Lors de son discours, le locataire de l’Élysée s’est également adressé aux actionnaires. Il appelle les entreprises qui ont demandé à leurs salariés de baisser leur salaire afin de garder leur emploi de mettre en place une «modération des dividendes». Il souhaite qu’elles proposent des «dispositifs d’intéressement et de participation» à leurs salariés. «Si on dit aux salariés de faire un effort, l’actionnaire doit faire un effort aussi», a notamment lancé Emmanuel Macron.

Une France qui souffre d’un «sous-investissement chronique»?

De quoi préfigurer un virage dans la politique économique d’un Président qui se dit «convaincu qu’on peut bâtir un pays différent d’ici à dix ans»? Si Bruno Tinel note «une inflexion», il souligne tout de même la position «ambiguë» du Président de la République:

«Je rappelle qu’il souhaite mener à terme la réforme des retraites. Il faut bien que les gens comprennent qu’actuellement, si c’était un système de retraite à points comme celui souhaité par le Président qui était en place, les retraités auraient perdu de l’argent.»

L’économiste explique pourquoi: «Une contraction de la masse salariale suite à une crise économique mènerait forcément à une baisse des pensions de retraite versées avec un tel système.»

​Bruno Tinel rappelle que les annonces de l’exécutif ne sont pas de nature à faire oublier que «la politique économique menée par Emmanuel Macron depuis le début de son quinquennat suit celle pratiquée depuis le milieu des années 80». Le maître de conférences la qualifie par une volonté de donner un coup d’arrêt à la progression des droits sociaux et de favoriser l’érosion de la progressivité fiscale, «le tout dans un consensus entre classes dominantes».

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L’économiste dénonce notamment une «fragilisation des finances sociales» provoquée par une politique de baisse des cotisations qui «n’a toujours pas fait l’objet d’une évaluation sérieuse». Il s’en prend également à la «flexibilisation» du marché du travail, «favorable aux entreprises» et responsable d’une «baisse des droits des salariés.» De plus, les règles budgétaires sont «absurdes», «intenables» et «obligent à continuellement ralentir le rythme de la dépense et à pratiquer l’austérité», assure l’enseignant à la Sorbonne.

«Depuis 35 ans, la France souffre d’un sous-investissement chronique qui donne lieu à une inquiétante dégradation de nos infrastructures. C’est une absence de vision à long terme qui a caractérisé les politiques économiques menées ces dernières années. Tout cela s’est traduit par une multiplication des privatisations et des délégations de service pour des activités qui étaient autrefois gérées par les administrations publiques», analyse Bruno Tinel.

Selon l’auteur de «Dette publique: sortir du catastrophisme» (Éd. Raisons d’agir), l’un des problèmes majeurs de l’État est qu’il a «cessé de guider l’économie» au profit d’«investisseurs privés qui décident de ce qui est bon pour notre communauté nationale en fonction de leurs opportunités de profits». Bruno Tinel l’affirme: une telle politique a mené à une perte d’indépendance, une désindustrialisation et une perte de compétence technologique. «Tout ceci fait que nous sommes obligés, de plus en plus, d’importer des produits que nous fabriquions avant». «C’est une perte de souveraineté économique de la France au nom de la sacro-sainte concurrence prônée par Bruxelles.»

Reste que Bruno Tinel souhaite laisser une chance au Président de la République:

«L’État se doit de jouer le rôle de chef d’orchestre. Cela ne fonctionne pas autrement. On ne peut pas attendre que tout vienne du privé. Le Président Macron parle de relance écologique, locale, culturelle et éducative. Très bien, on voudrait le croire. Les Français attendent cela depuis des dizaines d’années.»
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