Soutien d'Erdogan à des djihadistes à Idlib: «Les Européens protestent de loin, mais n’ont pas grand-chose à dire»

© REUTERS / Umit BektasRecep Tayyip Erdogan, presidente turco
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Alors que les rebelles perdent chaque jour du terrain à Idlib, la Turquie continue d’y envoyer des hommes et des armes, en soutien à des groupes dont on sait qu’ils sont proches de mouvances djihadistes. Dans quel but? Et quelle est la politique des Européens vis-à-vis de cela? Sputnik a posé ces questions au géopoliticien Alexandre Del Valle.

Malgré la récente reconquête rebelle de la ville de Saraqeb, qui a de nouveau coupé la fameuse autoroute M5 en Syrie, axe stratégique qui relie Alep à Damas, l’étau se resserre autour des rebelles et leur soutien turc. Jour après jour, l’armée syrienne et ses alliés russes et iraniens grappillent du terrain. Si bien que l’on peut légitimement se demander quelles sont les motivations qui poussent le dirigeant turc à perdre des soldats de son armée et des millions de dollars de matériel militaire dans une pauvre région agricole du nord-ouest de la Syrie. Celui-ci justifie son interventionnisme par le devoir de mettre un terme à la crise humanitaire, mais est-ce la seule raison?

«La Turquie ne peut pas être confinée à l’intérieur de sa frontière de 780.000 km2. Misrata, Alep, Homs et Hasaka sont en dehors de nos frontières actuelles, mais elles sont dans nos limites émotionnelles et physiques, nous affronterons ceux qui limitent notre histoire à seulement 90 ans», expliquait le 18 février dernier le Président turc dans un discours.

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Celui-ci aurait-il des ambitions néo-ottomanes qu’il souhaiterait réaliser? Dans le cas d’Idlib, mais aussi dans celui de la Libye, difficile de voir une autre explication. Et où cela laisse-t-il les Européens vis-à-vis de leur allié au sein de l’Otan? Angela Merkel et Emmanuel Macron rencontreront le 5 mars prochain leurs homologues Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan concernant la situation à Idlib. Là encore, pour défendre quelle stratégie? Et avec quels moyens de pression? 

Aujourd’hui à Idlib, c’est le gouvernement syrien, un ennemi désigné de l’Occident, qui se bat contre des groupes djihadistes, ou des groupes affiliés aux frères musulmans pour les plus modérés d’entre eux. Pour mieux comprendre la stratégie de la Turquie à Idlib d’une part, et la relation des Européens vis-à-vis de la Turquie et ses liaisons douteuses d’autre part, Sputnik à tendu le micro à Alexandre Del Valle, spécialiste des relations entre l'Europe et la Turquie, et du monde arabo-musulman. Entretien.

Sputnik France: Alors que l’étau se resserre à Idlib, qu’espère donc réellement Erdogan de cette pauvre région agricole dans laquelle il perd des hommes et des millions de dollars de matériel?

Alexandre Del Valle: «Cela s’inscrit dans une stratégie plus large, il n’y a pas qu’Idlib qui soit concerné. Erdogan a essayé de négocier avec Moscou et les États-Unis une sorte de protectorat non dit dans tout le nord de la Syrie frontalier avec la Turquie, une bande de protection. Le but de cette stratégie est de reloger des Syriens arabes réfugiés, qui sont tout de même trois millions, dans cette zone. Des réfugiés que d’ailleurs la population turque ne veut plus voir car ils sont plutôt hostiles aux populations arabes. Cela lui permettrait de faire d’une pierre deux coups: il aurait renvoyé tous les réfugiés syriens chez eux et, en même temps, il aurait empêché les Kurdes de revenir au nord de la Syrie. C’est de la purification ethnique, il remplace les Kurdes par les Arabes.

Ce projet a été empêché par la volonté de l’armée syrienne et de son allié russe. Même si les Turcs ont pris une grosse partie des territoires au nord, ils n’ont pas pris tout ce qu’ils voulaient.»

Sputnik France: Pourtant à Idlib, il n’y a historiquement pas énormément de Kurdes…

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Alexandre Del Valle: «À Idlib, ils jouent aussi un peu l’honneur. Ce raidissement des dernières semaines, c’est plutôt du théâtre à usage interne car Erdogan sait qu’il ne pourra pas obliger les Russes à faire ce qu’ils ne veulent pas faire, à savoir, rendre son intégrité territoriale au gouvernement syrien.»

Sputnik France: En réponse à la crise humanitaire qui se déroule à Idlib, Macron et Merkel vont passer à la table des négociations avec Erdogan et Poutine. Mais pour défendre quelle position?

Alexandre Del Valle: «Ce qui est regrettable mais certain, c’est que la France a de moins en moins un rôle à jouer. L’Allemagne a encore moins son mot à dire. Elle pourrait avoir son mot à dire si la Syrie était en phase de reconstruction car elle a accepté de nombreux réfugiés, mais nous n’en sommes pas encore là. On assiste donc à un condominium irano-turco-russe sur cette région. Tout se passe à Sotchi et Astana concernant ce conflit.

Les Européens protestent de loin, mais ils n’ont pas grand-chose à dire. Ils n’ont pas de politique, de stratégie ou de volonté militaire. C’est pareil pour l’Onu, les discussions de Sotchi et Astana ont été plus efficaces que toutes les réunions de l’Onu additionnées. Les Européens et l’Onu pâtissent de leur vision bisounours, notamment face aux islamistes.»   

Sputnik France: Justement, comment les pays occidentaux justifient-ils le fait de soutenir un allié de l’Otan qui lui-même soutient ouvertement des djihadistes ou des rebelles affiliés à des mouvements fréristes à Idlib?

Alexandre Del Valle: «Erdogan prétend combattre le terrorisme mais pour lui, les terroristes, ce sont les Kurdes. Dans la zone d’Idlib et à l’ouest de l’Euphrate, là où il y avait des accords tripartites qui confiaient cette région à la Turquie qui était censée séparer l’opposition modérée des djihadistes, et ils n’ont pas fait leur travail. Ils n’ont même pas lutté contre Al-Qaeda*, c’est devenu un repère pour tous les djihadistes du monde. Il y a encore 20.000 djihadistes dans l’ouest de la Syrie. En plus, Erdogan perd un atout car si le gouvernement syrien reprend l’ouest avec l’aide des Russes et des Iraniens, c’en sera fini avec le pouvoir de nuisance turc à l’ouest de la Syrie, et ce pouvoir est très utile.»

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Sputnik France: On parle là d’un allié de l’Otan…

Alexandre Del Valle: «En effet, et sa présence dans l’Otan est, selon moi, une catastrophe.»  

Sputnik France: A-t-on, en tant qu’Européens, des moyens de pression sur Ankara pour qu’ils arrêtent toute relation douteuse avec des éléments djihadistes? Ou sommes-nous toujours pétrifiés par la menace de la submersion migratoire agitée par Erdogan?  

Alexandre Del Valle: «La force de l’argument qui consisterait à ouvrir les vannes de réfugiés qui déferleraient sur l’Europe, c’est que les Européens sont tellement culpabilisés et soucieux de la condition de ces migrants et des droits de l’Homme qu’ils sont paralysés. Si, par exemple, on agitait ces menaces face au Qatar ou à l’Arabie saoudite, ces deux pays diraient ‘’très bien, mais on ne les prend pas et ils vont se noyer en mer’’. L’erreur de l’Europe est d’avoir montré des signaux d’acceptation de migrants illégaux sous couvert de secours humanitaire. C’est pour ça qu’aujourd’hui, la Turquie et la Libye lui font du chantage migratoire et qui leur permet d’être payées en échange d’un contrôle des flux migratoires.»

Sputnik France: Quels sont donc les pouvoirs de nuisance que nous avons sur la Turquie?

Alexandre Del Valle: «Nous en avons, mais il faut la volonté politique de les mettre en place. La Turquie abrite 50 ogives nucléaires, ce qui est un atout énorme pour elle, et on pourrait exiger de les lui retirer. On pourrait aussi émettre des sanctions à l’intérieur de l’Otan à son encontre, ou bloquer toute négociation d’entrée dans l’Union européenne (UE), ce qui figerait les millions d’aides qu’elle reçoit. Des représailles économiques sont également envisageables: menacer de déplacer les usines Peugeot et Renault qui sont en Turquie dans d’autres pays par exemple.

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La France, et de surcroît l’UE, ont donc des vraies mesures de rétorsion qui sont envisageables face à la politique d’Erdogan. La seule différence entre eux et nous, c’est que nous avons des scrupules et nous sommes prisonniers d’une alliance qui est fondée sur l’endiguement de la Turquie. On a tellement peur de la perdre et qu’elle regarde vers l’est –l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et un dispositif pro russe– qu’on lui offre des concessions exorbitantes qu’elle ne mérite pas. La Turquie bénéficie donc d’une position extraordinaire: la Russie essaye de la ramener vers l’OCS, et elle peut menacer l’Europe de s’en rapprocher si elle ne va pas dans son sens. En ce sens, il serait d’ailleurs logique de se rapprocher de la Russie afin de ne pas être prêt à n’importe quelle concession pour maintenir la Turquie dans notre zone d’influence.» 

*Organisation terroriste interdite en Russie.

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