En Algérie, solidarité autour des détenus d’opinion et de leurs familles

© Sputnik . Selma KasmiManifestation anti-pouvoir le 23 août 2019, à Alger
Manifestation anti-pouvoir le 23 août 2019, à Alger - Sputnik Afrique
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Une soixantaine de personnes arrêtées pour différents motifs attendent, incarcérées, leur jugement depuis quatre mois. Plusieurs ont perdu leur emploi, laissant des familles sans revenus. Autour d’elles et de leurs proches, la solidarité s’organise. Décryptage de Sputnik.

Depuis l’ordre donné le 19 juin par le chef d’État-major de l’armée algérienne Ahmed Gaid Salah d’arrêter les individus portant un drapeau berbère [peuple autochtone d'Afrique du Nord, ndlr], les arrestations se multiplient dans ce pays, qui voit défiler depuis le 22 février dernier des manifestations anti-pouvoir chaque mardi et vendredi.

Les marcheurs se mobilisent pour exprimer leur refus de la tenue de la présidentielle prévue le 12 décembre tant que les proches de l’ancien Président Abdelaziz Bouteflika sont toujours au pouvoir. Dans son discours prononcé le 30 septembre, Ahmed Gaid Salah a de nouveau mis en garde quiconque tenterait d’entraver ce processus électoral.

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Les incarcérations touchent désormais militants politiques, associatifs, journalistes, étudiants, et même des vétérans de la guerre d’Algérie ou de simples passants. Ils sont une centaine à attendre leur jugement depuis leur maison d’arrêt.

Parmi eux, l’opposant Karim Tabbou, porte-parole du parti de l’Union démocratique et sociale (UDS), arrêté le 11 septembre pour «atteinte au moral de l’armée», selon des informations de presse, libéré le 25 septembre, et à nouveau été interpellé le 26 septembre. Le lendemain de sa première arrestation, son avocat Me Nourreddine Ahmine avait déclaré lors d’une conférence de presse que son client était incarcéré sur la base de ses déclarations effectuées le 8 mai 2019, à Kherrata (Kabylie, est d’Alger). En effet, dans une vidéo largement diffusée sur les réseaux sociaux et datant du 8 mai, le porte-parole du MDS appelle les jeunes soldats algériens à «se libérer du gang qui est à la tête de l’armée!».

Sputnik a tenté à maintes reprises de joindre la chambre d’accusation auprès de la Cour de Tipaza (72 km à l’ouest d’Alger) où est jugé Tabbou pour confirmer l’origine de ce chef d’inculpation, sans succès. Ni les magistrats ni le procureur ne répondent aux demandes de précision concernant les nouvelles incarcérations.

Interrogé, Said Mediouni Mokhtar, expert et analyste politique, et colonel de l’armée à la retraite, estime que le porte-parole de l’UDS (parti non agréé) a dans son discours de Kherrata clairement lancé un «appel à l’insurrection à l’intérieur de l’armée» qui est condamnable par la loi de la République.

«Le cas de Karim Tabbou, tout comme celui du combattant de la révolution Lakhdar Bouregaa, arrêté le 29 juin dernier après avoir accusé les militaires de ne pas être dans une armée mais dans une milice, reflète tout simplement une volonté d’aller vers une Algérie où tous seront égaux devant la justice et où nul ne doit être épargné pour ces faits en raison de son passé ou de son appartenance!», a déclaré au micro de Sputnik cet ancien colonel de l’armée populaire algérienne.

L’autre preuve de l’indépendance de la justice, selon Said Mediouni, réside justement dans la libération de Karim Tabbou le 25 septembre, après que le juge a estimé qu’il ne constituait pas un danger et qu’il pouvait être remis en liberté provisoire.

Mais au sortir de la prison, le porte-parole de l’UDS a déclaré: «Nous allons les affronter avec courage. Je suis interdit de toute activité politique, de toute déclaration publique!», comme le montre une autre vidéo.

Cette déclaration traduit, selon le colonel Mediouni, un non-respect de la charte signée par Karim Tabou pour sa libération provisoire, dans laquelle il s’était engagé, entre autres, à ne pas faire de déclaration publique.

«Lorsqu’une personnalité politique, consciente, tient publiquement des propos attentatoires à des institutions de la République, elle doit en assumer la responsabilité. Mais la liberté d’expression est respectée en Algérie et s’exprime continuellement dans la rue. Nous assistons même à des insultes lancées à l’encontre du chef d’État-major des armée Ahmed Gaid Salah à travers des caricatures, pancartes, banderoles, slogans, chants… N’est-ce pas là une atteinte à la personnalité des gens? Pourtant ces individus ne sont pas arrêtés», s’intérroge Said Mediouni.

Depuis son discours du 10 avril, le chef d’État-Major de l’armée algérienne accuse régulièrement des parties étrangères qui ont des « antécédents historiques » avec l’Algérie d’infiltrer le Hirak.

Pourtant, il ne passe pas une journée sans l’annonce de nouvelles arrestations. Celles-ci se sont multipliées ces derniers mois, touchant désormais militants, journalistes ou toute les personnes qui portent des pancartes et participent à des marches ou même «qui se trouvaient par hasard, sur le passage d’une manifestation», selon Kaci Tansaout, coordinateur du Collectif national pour la libération des détenus politiques (CNLD).

«Les arrestations et les kidnappings touchent désormais n’importe qui à n’importe quel moment. Une étudiante a été interpellée mardi 17 septembre alors qu’elle était attablée à la terrasse d’un café à observer la marche (le mardi est le jour de marche des étudiants, NDLR). On a même mis en détention un homme de 47 ans qui souffrait d’un handicap mental à 100%!», s’indigne au micro de Sputnik Kaci Tansaout.

Créé le 26 août, le CNLD fait face à d’énormes difficultés pour recenser toutes les personnes détenues en raison de l’absence de communication des autorités et des forces de l’ordre, selon son coordinateur. Leur nombre, non officiel, a certainement dépassé les 70 individus, avance Kaci Tansaout.

De son côté, Me Fetta Sadat, avocate et députée du parti de l’opposition Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), estime qu’en dépit de la mise en liberté de certains manifestants, le nombre des détenus placés dans des maisons d’arrêt est nettement supérieur à 100.

«Les informations ne circulent pas au niveau national et les services de police ne communiquent pas. Mais a priori, si l’on tient compte des détenus, des personnes poursuivies tout en étant en liberté provisoire et de celles qui sont inquiétées, ce nombre s’élève à plus de cent», souligne-t-elle.

De l’arbitraire pour diviser le mouvement

Pour Me Leila Djerdjar, avocate au barreau d’Alger et membre du collectif des avocats chargés d’assurer bénévolement le suivi et la défense des détenus, ces arrestations ne correspondent à aucun article du Code pénal algérien et dénoncent le caractère arbitraire et l’illégalité de l’action juridique.

«Nous sommes très peinés par cette justice arbitraire, qui incarcère et relâche sans fondement juridique. Il y a une opacité totale dans la gestion de ces dossiers. Il me semble que ce n’est qu’une manière pour gagner du temps face la mobilisation populaire», s’alarme Me LeilaDjerdjar au micro de Sputnik.

Pour sa part, Me Fetta Sadat estime que la seule lecture possible de ces arrestations est une lecture politique car elles traduisent une volonté manifeste de mettre fin à la révolution pacifique.

«Ces arrestations ne peuvent s’inscrire que dans une action contre-révolutionnaire, dans le but d’intimider, de menacer, voire de terroriser le peuple algérien en procédant à des interpellations spectaculaires. Il y a une gradation dans la répression et l’utilisation de la force. Les arrestations, qui ne sont pas une nouveauté depuis le début du Hirak [mouvement en arabe, ndlr], se sont multipliées depuis le mois de juin dernier. Le but est clair: semer la discorde et la division dans les rangs du mouvement citoyen, notamment entre les berbérophones et les arabophones», affirme Me Fetta Sadat.

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En effet, pour cette députée RCD, les interpellations et les arrestations sont devenues ciblées lors des deux dernières semaines du fait, notamment, de l’arrestation de militants politiques et associatifs. Elle déplore par ailleurs le non-respect de la présomption d’innocence ainsi que le recours abusif à la procédure de l’instruction et à la détention provisoire, une mesure exceptionnelle dans le droit pénal algérien.

«Nous sommes devant des cas d’accusations très graves sur la base de faits infondés et complètement fortuits. Les personnes ayant brandi le drapeau berbère encourent des peines allant de un à dix ans de prison, en plus de la déchéance des droits civiques. D’autres personnes arrêtées en possession de pancartes ou tracts sont passibles de six mois à trois ans de prison», martèle Me Sadat.

En effet, un alinéa de l’article 79 du Code pénal algérien permet de juger toute personne accusée d’«attentats et complots et autres infractions contre l’autorité de l’État et l’intégrité du territoire national, par quelque moyen que ce soit».

De même, conformément à l’article article 96 de du même code, toute personne coupable de «détention, d’exposition ou de mise en vente de tracts, bulletins ou autres, de nature à nuire à l’unité et l’intérêt national» peut se voir interpellée.

«L’interprétation de ces articles est d’une élasticité extraordinaire. De plus, arrêter une personne en possession d’un emblème ou d’une pancarte devrait obéir à la procédure du flagrant délit, non à une celle de l’instruction qui est une procédure longue. Nous sommes devant une pure instrumentalisation de la justice à des fins politiques», déplore la députée.

Me Djerdjar, elle-même arrêtée le 28 juin, puis relâchée le même jour, pour port du drapeau berbère, signale la programmation inhabituelle des audiences pour ces détenus placés pour la majorité dans l’établissement pénitentiaire d’El Harrach (est d’Alger).

«D’habitude, les auditions des personnes faisant partie d’un même dossier se font en une seule journée. Mais pour ces détenus d’opinion, les juges ont adopté une nouvelle stratégie: procéder à l’audition d’un ou deux détenus par jour. C’est une mesure qui vise à décourager les avocats et à essouffler et démoraliser les familles et les comités de soutien qui viennent, pour la plupart, des villes limitrophes de la capitale», perçoit-elle.

À l’instar du coordinateur du CNLD, les deux avocates estiment que ces détenus d’opinion sont plutôt «pris en otage par le pouvoir actuel».

Le moral des détenus reste au beau fixe

Les détenus sont conscients de cette situation d’otage et ils refusent d’être une monnaie d’échange dans cette révolution, selon Arezki Challal, père d’un détenu et président du Comité de soutien aux familles des détenus créé en août.

«À l’instar de mon fils, arrêté le 28 juin dernier, les détenus sont tous conscients de ce qui leur arrive. Ils ne le regrettent pas et si c’était à recommencer, ils le referaient. Ils savent qu’ils pourraient faire office de carte aux mains du pouvoir en place, ce qu’ils refusent catégoriquement! Nos enfants, comme nous le Collectif des parents, contestons toute récupération politique d’où qu’elle vienne. Pour l’heure, ils gardent leur moral au top. Et ce sont même eux qui nous encouragent!», affirme Arezki Challal au micro de Sputnik.

Me Djerdjar atteste également que le moral des détenus est au beau fixe et qu’ils s’informent et se préoccupent continuellement de sort du Hirak. La présence, en qualité de détenu du vétéran de la guerre d’Algérie Lakhdar Boureguaa leur est également d’un grand réconfort.

«Les militants et les politiques arrêtés soutiennent moralement les simples citoyens non préparés à ce genre de situation. Ils font un énorme travail, même auprès des autres détenus. Ces derniers suivent toute l’actualité politique et nous demandent de transmettre leurs encouragements au peuple pour la poursuite du combat. Ils sont fiers et émus à chaque fois de voir les sit-in en leur soutien quand ils se déplacent aux tribunaux, et aussi lorsqu’ils lisent les lettres des citoyens que nous leur transmettons», confie-t-elle.

La solidarité aux familles, de l’intérieur et de l’extérieur du pays

Si les détenus restent forts, leurs proches, eux, sont plus fragilisés par ces incarcérations, confient nos interlocuteurs. Outre les préjudices émotionnels, beaucoup de ces familles se sont retrouvées sans ressources du fait de la perte d’emploi et de la suppression des revenus de leur proche incarcéré.

Pour leur venir en aide, le CNLD et le Collectif des familles de détenus ont décidé d’organiser une collecte pour marquer leur solidarité entre et avec les proches des détenus. Beaucoup de ces familles sont ainsi subventionnées mensuellement grâce à cette aide qui s’organise à travers d’autres comités et collectifs citoyens.

«Notre but est de recenser les familles des détenus, notamment les indigents, et de les mettre directement en lien avec les donateurs», explique au micro de Sputnik El Hadi Lassouli, coordinateur au niveau de la section sociale du CNLD.

Kaci Tansaout affirme de son côté que, suite à la diffusion de leur numéro de téléphone il y a quelques jours sur leur page Facebook, ses militants ont reçu plus de 100 appels de donateurs en 48 heures, provenant aussi bien de locaux que de la diaspora algérienne établie à l’étranger.

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À côté du soutien financier, ces initiatives citoyennes soutiennent moralement les détenus et leurs familles. Réunions, sit-in, marches, etc. sensibilisent également les manifestants qui réclament chaque semaine leur libération comme une condition préalable à toute négociation avec les tenants du pouvoir.

«Les familles hautement affaiblies continuent, avec dignité, de faire preuve de force et de courage. Ce qui les aide à tenir le coup, c’est de savoir que les accusations pour lesquelles leurs enfants sont mis en prison ne sont ni infamantes ni dégradantes, au contraire, elles sont honorables et valorisantes, et je dirais même gratifiantes. Le fait que 20 millions d’Algériens réclament chaque semaine leur libération nous réconforte et nous réchauffe le cœur, à nous et à nos enfants!», conclut Arezki Challal avec beaucoup d’émotion.

Une solidarité envers les détenus et leurs familles qui se répand et se renforce dans d’autres villes de l’Algérie. Face au ferme refus d’une partie des manifestants de participer à une élection présidentielle tant que les proches de l’ancien Président Bouteflika sont au pouvoir, et face aux mises en garde quasi quotidiennes du chef d’État-Major de l’armée, une augmentation du nombre de personnes incarcérées notamment à l’approche des présidentielles du 12 décembre est à craindre.

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