«Ici, la vie n’est rien!»: visite dans l’enfer carcéral de la Guinée Équatoriale

© AFP 2023 ISSOUF SANOGO Le palais de Justice à Malabo, Guinée équatoriale
Le palais de Justice à Malabo, Guinée équatoriale - Sputnik Afrique
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Avec l’annonce de l’abolition de la peine de mort, la Guinée Équatoriale veut soigner son image de pays respectueux des droits de l’homme. Pourtant, sa plus célèbre prison, Black Beach, ressemble à «un camp de concentration», selon les détenus. Reportage exclusif de Sputnik dans la plus crainte des prisons du pays.

«Les prisons en Guinée Équatoriale, c’est pire que l’enfer. De nombreux détenus condamnés à mort continuent d’attendre leur exécution dans le couloir de la mort et c’est dans une prison tristement célèbre de Malabo que tout se passe», témoigne pour Sputnik un spécialiste de la Guinée Équatoriale sous couvert d’anonymat.

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«Pire que l’enfer!» C’est avec ces mots glaçants que notre spécialiste commente la possible abolition de la peine de mort dans ce pays d’Afrique centrale. Une prochaine suppression de la peine capitale annoncée mi-avril par le Président Teodoro Obiang Nguema Mbasogo lui-même, mais qui a laissé de marbre les organisations de défense des droits de l’homme.

«La peine de mort constitue pour le Chef de l’État guinéen une arme fatale pour continuer à semer la terreur sur son peuple. En brandissant à chaque fois le risque de peine de mort face à ses opposants, il veut continuer à entretenir la peur dans l’opposition», commente pour Sputnik la même source anonyme.

Au vu de ce qui se passe dans les établissements pénitentiaires équato-guinéens, la situation des droits de l’homme semble moins reluisante que ce qu’affirment les discours officiels. Sputnik a donc décidé d’en savoir plus sur cette «prison tristement célèbre» de Black Beach ou Playa Negra en espagnol en s’y rendant incognito. Située proximité du Palais présidentiel, la principale prison de Malabo est aussi la plus crainte des six prisons de Guinée Équatoriale, selon des détenus rencontrés sur place par Sputnik.

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Dans ce lieu, comme dans toutes les prisons des pays voisins de la Guinée Équatoriale (Cameroun, Gabon, République centrafricaine, Congo Brazzaville et Tchad) appartenant à l’espace de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC), les entrées sont filtrées; ni les journalistes ni les associations de défense des droits de l’homme ne sont autorisés à filmer. À ce jour, il n’existe d’ailleurs que très peu de photos de cet établissement pénitencier de haute sécurité, pour l’essentiel prises de l’extérieur. De nombreux condamnés à mort y séjournent.

La situation carcérale à Black Beach n'est pas isolée dans le contexte régional. Plusieurs pays de la zone présentent des bilans terrifiants en termes de droits de l'homme dans les prisons. Entre conditions de détention inhumaines, torture et prisonniers politiques, plusieurs ONG tirent la sonnette d'alarme. Dans un rapport datant de 2006 sur les droits de l'homme en Guinée, Human Rights Watch faisait état de témoignages glaçants, images à l'appui, des conditions de détentions et interrogatoires.

D'autres rapports de la même ONG faisaient état de pratiques similaires dans des pays comme le Mali, le Cameroun ou le Nigeria.. 

«Ici, la vie n’est rien! C’est la surpopulation, la maltraitance, la corruption, une hygiène quasi-inexistante»: c’est avec ces mots que des détenus de la prison de Black Beach décrivent leur quotidien à Sputnik.

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Épuisés et à bout de nerfs, quelques-uns d’entre eux, qui ont demandé qu’un strict anonymat soit préservé, ont accepté de témoigner en direct. C’est donc en toute discrétion que Sputnik a pu visiter une cellule, les sanitaires et la cour centrale.

Un camp de concentration?

«Nous souffrons énormément. La vie ici est insupportable, c’est comme un camp de concentration, comme ceux des nazis. Dans cette partie de la prison, il y a un millier de personnes: les voleurs, les braqueurs, les violeurs, les condamnés à mort, mais aussi ceux qui n’ont rien fait de grave ou ceux qui n’ont rien fait du tout, tout le monde est mélangé», raconte Rodrigo*, un détenu.

La promiscuité est pourtant loin d’être le seul problème des détenus de Playa negra:

«La plupart du temps, nous mangeons du riz en sauce. C’est comme ça toute l’année depuis que je suis arrivé. Dans une cellule de 40 à 50 personnes, on reçoit chaque matin un sceau de 15 litres, ça ne fait pas plus d’un demi-bol de nourriture par personne. L’hygiène est quasi-inexistante, les gens ne sont pas propres, ils font leurs besoins partout. Dans les cellules, certains fument des cigarettes ou du cannabis. L’air est irrespirable, on suffoque.

De temps en temps, je verse 10.000 francs CFA [environ 15 euros, ndlr] pour aller dans la grande cour. Parce qu’il faut payer pour aller prendre de l’air. Parfois, je reçois de l’argent de l’extérieur. Mais après toutes ces années passées ici, mes proches ne sont plus vraiment disponibles pour m’aider. En Guinée Équatoriale, quand on n’a pas d’argent, les portes se ferment et on ne fait que survivre. Ici, les gens extrêmement pauvres n’ont pas accès au marché noir et doivent donc se contenter de ce que leur offre l’administration de la prison pour tenir toute la journée», poursuit-il.

Détenus enchaînés

Parfois punis pour vol ou détention d’objets illicites, certains détenus doivent alors garder les pieds enchaînés pendant un temps indéterminé. Mais «ceux incapables de payer les pots-de-vin nécessaires sont enchaînés depuis quatre ou cinq ans. Le prix de leur libération dépend de leur origine sociale», témoigne encore Rodrigo*. Parmi ces détenus, se glissent des «agents de renseignement». Ce sont des sortes d’enquêteurs, prisonniers eux aussi, recrutés officieusement par l’administration pour identifier de l’intérieur les nantis et les pauvres. «C’est un peu à la tête du client», conclut-il.

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Construite en 1940 sous le régime colonial espagnol, Black Beach était destinée à accueillir 1.000 détenus. Mais aujourd’hui, ce sont plus de 2.000 personnes qui y séjournent, selon notre source qui ne peut guère être plus précise compte tenu de l’absence de chiffres officiels.

L’édifice est impressionnant: la prison est ceinte d’un premier mur aveugle; on y pénètre par une première porte, derrière laquelle se dressent la cour d’honneur et les bureaux de l’administration. Ensuite, un second mur avec un chemin de garde et des miradors parachèvent le sentiment comme la réalité de l’enfermement. Cette seconde enceinte délimite la zone de détention proprement dite. Dans celle-ci, différents quartiers, composés souvent de plusieurs bâtiments neufs vus de l’extérieur, abritent les cellules collectives où différentes catégories de prisonniers cohabitent:

«Je prends ma douche tous les jours, aux côtés des condamnés à mort. Tout est calme», indique Oscar*, un prévenu depuis bientôt deux ans.

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Telle une masse indistincte et immobilisée, les détenus de Black Beach semblent oubliés. Une fois affecté à un quartier, chaque détenu voit ses circulations limitées et contrôlées en permanence, sans autre perspective que le confinement.

«Mon frère y est détenu et on ne nous a jamais autorisés à lui rendre visite. Il est là-bas pour l’assassinat d’un commerçant. Il a écopé de la peine de mort. Nous sommes désespérés. Si on pouvait ne serait-ce que nous autoriser à le rencontrer afin de lui remonter le moral, parce que ce n’est pas facile pour lui depuis plus de deux ans qu’il y est», se lamente Rita*, qui essaye désespérément d’obtenir l’autorisation de rendre visite à son frère. 

Emeterio*, un ancien des lieux, incarcéré pour trafic de drogue, confie à Sputnik qu’il a passé trois ans en détention provisoire à Black Beach.

«C’était comme vivre en enfer. Le manque d’espace est tel, ici, que les gens doivent se relayer pour s’allonger tour à tour», explique-t-il.

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Dans les années 70, le Président  était le directeur de Black Beach. La prison centrale de Malabo était déjà redoutée pour sa réputation de violences systématiques envers les prisonniers qui s’y exerçaient. C’est notamment dans ses murs que fut exécuté le prédécesseur de l’actuel chef de l’État équato-guinéen, Francisco Macías Nguema Boyogo Ñegue Ndong, le 29 septembre 1979, suite au coup d’État de la même année.

À son arrivée au pouvoir en 1979, le Président Obiang avait pourtant ordonné la libération de tous les prisonniers, même politiques. Un geste fort à cette époque. Mais ces dernières années, les choses ont empiré à Black Beach. Plusieurs opposants au régime y ont à nouveau été emprisonnés. Parmi eux, Severo Moto Nsá, opposant historique, aujourd’hui exilé en Espagne, et plus récemment Ramón Esono Ebalé, dessinateur et caricaturiste équato-guinéen.

De timides réformes

Face à ce sombre tableau, la Guinée Équatoriale s’est dotée en 2016 d’une prison dans la ville d’Oveng Asem, dans le centre du pays. Elle est «plus conforme aux droits de l’homme», selon les autorités. D’une capacité de 500 prisonniers, le bâtiment a été construit par une société israélienne. Coût de l’investissement, 40 milliards de FCFA [près de 70 millions d’euros, ndlr]. Si l’on en croit les autorités locales, cette nouvelle prison est une réponse aux fréquentes critiques sur le non-respect des droits de l’homme en Guinée Équatoriale. «Les fonds débloqués ici pouvaient nous servir à la construction d’une école, d’un hôpital ou d’une université, mais nous avons préféré construire cette prison pour que nos détracteurs sachent que le gouvernement de Guinée Équatoriale veut bien traiter les prisonniers», s’était vanté le Président équato-guinéen. Pourtant, les ONG des droits de l’homme demeurent prudentes:

«C’est un pas de plus pour le pays, surtout que les premiers gardiens de prison ont été formés par les États-Unis. Ce qui témoigne d’une avancée parce que jusqu’ici, la Guinée Équatoriale ne disposait pas d’un corps spécialisé pour les prisons. Cette tâche incombait à l’armée», détaille le Centre d’études et d’initiatives pour le développement (CEID), contacté par Sputnik.

La torture, une pratique courante en

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En 2008, le Rapporteur Spécial des Nations unies sur «la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants», Manfred Nowak, s’était rendu en Guinée Équatoriale. À la fin de son séjour, il n’avait pas mâché ses mots devant les médias locaux. Il regrettait implicitement de n’avoir pu «effectuer des visites inopinées dans tous les lieux de détention et […] mener des entretiens confidentiels avec les détenus». Et même s’il s’était fendu des remerciements d’usage au gouvernement équato-guinéen pour la visite de plusieurs installations, il avait

«regretté de n’avoir eu accès à aucun lieu de détention sous autorité militaire et que l’accès à d’autres institutions ait été retardé, voire refusé à plusieurs reprises, ce qui constitue une violation des modalités applicables à mes missions en tant que Rapporteur Spécial des Nations unies.

J’ai constaté que la torture est pratiquée de manière systématique par la police contre les personnes qui refusent de “coopérer”. Des détenus politiques ainsi que des personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes de droit commun, en particulier dans les commissariats de police à Bata et à Malabo. Je n’étais pas en mesure de vérifier certaines allégations de torture commise par les militaires, puisque l’accès aux installations militaires ne m’a pas été accordé».

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Ce fut la première et la dernière fois qu’un haut responsable de l’Onu chargé des droits de l’homme séjournait dans le pays. Entre-temps, la population carcérale en Guinée Équatoriale a recommencé à augmenter, après six ans de relatif déclin. Le taux d’incarcération, de 400 prisonniers pour 50.000 habitants, reste élevé. En 2004, on comptait 600 prisonniers pour 50.000 habitants, selon les ONG de droits de l’homme.

«Sur les plus de 1.000 détenus [chiffre non officiel, ndlr], il y a des centaines en trop par rapport à la capacité de l’établissement», déclare Dennis* défenseur des droits de l’homme qui tenté d’enquêter sur cette prison et a lui-même été incarcéré par la suite. Plus d’une quarantaine de personnes sont entassées dans des cellules qui, selon la réglementation, devraient avoir un maximum de 10 occupants. Plus de 85% des détenus ont entre 15 et 35 ans.», abondent les ONG de défenses des droits de l’homme.

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À Black Beach, comme dans le reste du pays, beaucoup espèrent maintenant que la déclaration du Président Teodoro Obiang Nguema Mbasogo sur la fin de la peine de mort en Guinée Équatoriale ne soit pas une diversion de plus.

* à leur demande, les noms de nos témoins ont été changés par crainte de représailles.

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