Taxation des cryptomonnaies: reflet des paradoxes français

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Le gouvernement entend faire de la France un pays leader en matière de cryptomonnaies. Pour l’heure, elles restent particulièrement taxées et les banques contraintes à une extrême prudence vis-à-vis de ces actifs numériques. Face à une législation lourde, l’exécutif préconise des allègements. Analyse.

La fiscalité française est-elle en passe de s'adoucir… pour les cryptomonnaies? Le 8 octobre, le député Les Républicains Éric Woerth, Président de la Commission des finances de l'Assemblée nationale- ainsi que de la mission d'information sur les cryptomonnaies- déposait un amendement au projet de loi de finances (PLF) 2019. Son objectif, aligner l'imposition des plus-values issues de la cession des actifs numériques sur celle des autres actifs financiers, en les assujettissant eux aussi au prélèvement forfaitaire unique (PFU), la fameuse «flat tax», souhaitée par Emmanuel Macron.

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Dans une interview accordée à Capital, publiée quelques jours plus tôt, le député de la majorité (LREM) Pierre Person, responsable de la régulation des cryptomonnaies, déclarait que l'«on se dirige en effet vers l'introduction du prélèvement forfaitaire unique (PFU) à 30% sur les plus-values réalisées sur les cryptomonnaies.» Des démarches de deux députés «bienveillants et conscients des enjeux» saluées au micro de Sputnik par Jacques Favier, secrétaire et membre fondateur de l'association francophone Le Cercle du Coin, cofondateur et associé du cabinet Catenae, également auteur de Bitcoin, la monnaie acéphale (Éd. CNRS, 2017) ou encore de Bitcoin, métamorphoses (Éd. Dunod, 2018).

«Il y a deux enjeux, d'abord percevoir quelque chose […] on se fait plaisir en disant qu'on va taxer très fort, mais en fait il faut regarder combien cela rapporte et pour l'instant, ça ne rapporte rien. L'autre enjeu est un enjeu de souveraineté, lorsqu'on aura fait de notre pays une Albanie cryptographique, il sera naturellement trop tard.»

Au-delà de significativement baisser la fiscalité encadrant les «cryptos», cette mesure va surtout permettre de la clarifier. En effet, trois régimes d'imposition cohabitent aujourd'hui: depuis juillet 2014, la doctrine de Bercy en matière de taxation des gains réalisés lors de la cession de Bitcoin et autres cryptoactifs était soit de les assujettir à l'impôt sur les bénéfices industriels et commerciaux (BIC), s'il s'agissait d'une activité habituelle ou de placement, soit dans le cas contraire de les imposer au titre des bénéfices non commerciaux (BNC), ce qui pouvait vite faire monter la note.

«La fiscalité sur les cryptoactifs est confiscatoire: on peut se retrouver à payer 70% d'impôt sur la plus-value,»

taclait au mois de mai, Eric Larchevêque, cofondateur de la Maison du Bitcoin et directeur général de Ledger, dans une longue interview accordée à La Tribune.

Depuis fin avril 2018, une décision du Conseil d'État a fait jurisprudence. Les juges de la place du Palais Royal ont en effet donné raison à plusieurs requérants qui estimaient que leurs bénéfices sur la revente de cryptoactifs devaient être imposés au titre de plus-values de cession de biens meubles (ex, voiture, mobilier, créances…).

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Une sacrée différence, lorsqu'on sait que la plus-value nette sur ce type de biens est taxée à hauteur 19%, auxquels s'ajoutent les habituels 17,2% de prélèvements sociaux, soit un total de 36,2% des bénéfices.

Néanmoins, si cette décision du Conseil d'État fut largement saluée en son temps, il est important de souligner qu'il ne s'agissait que d'une invalidation «partielle» des commentaires administratifs de Bercy et dont les agents gardaient toute prérogative en matière d'interprétation. Difficile, avec un tel degré d'imposition, de faire de la France le pays leader en matière d'ICO (Initial Coin Offering, les levées de fonds récompensées en actifs numériques) comme le souhaite le gouvernement.

Assujettir les plus-values issues de la cryptosphère au PFU, «un gros progrès, car cela a le mérite d'être simple» et «pourrait rendre service à certains opérateurs», se félicite Jacques Favier. Cependant, malgré cet éventuel progrès, la France reste devancée par plusieurs pays, notamment européens, à commencer par son voisin belge.

Même si notre intervenant appelle à la prudence sur ce type d'extrapolation, tout étant encore une fois une question d'interprétation de la part des autorités fiscales, il estime lui aussi ce taux d'imposition encore trop fort, taclant au passage le rapport de France Stratégie, qui recommandait déjà en juin d'inclure dans le champ du prélèvement forfaitaire unique les gains générés par la revente de cybermonnaies.

«avec quatre pays qui taxent à 25 ou 28%, on en conclut qu'à 30, on ne s'en tirerait pas mal. Non! Il est clair que si on veut faire de la France un pays majeur dans les ICO, on doit être entre 11 et 20% si les autres sont à 25 et en même temps on doit avoir une véritable administration numérique, sinon ça n'a pas de sens.»

Autre bémol de taille à cette mesure fiscale, estime Jacques Favier, le calcul du prix de revient des cryptoactifs et donc la détermination même de cette fameuse plus-value à taxer. En effet, comme le rappelle le cofondateur de Catenae, nombreux sont ceux à avoir acquis des cryptomonnaies au moment où leur prix était encore particulièrement bas.

Lors de son audition par des parlementaires, l'auteur de Bitcoin, métamorphoses a donc proposé une taxation inspirée du régime existant légalement en France pour les métaux précieux, en l'occurrence l'or, «c'est-à-dire une taxation ad valorem» qui sur l'or est aujourd'hui de 11,5%, «sauf à m'expliquer que le régime de l'or est scandaleux, je ne vois pas pourquoi il ne s'appliquerait pas au Bitcoin,» ajoute-t-il.
11,5% d'imposition sur le prix de cession, à ne pas comparer avec les 30% d'imposition sur le montant de la plus-value réalisée, deux régimes bien distincts tient à insister Jacques Favier.

«Dans le cas de l'or, on ne vous demande pas d'où vient ce lingot, à quel prix vous l'avez eu. J'ai attiré l'attention des parlementaires sur le fait que certaines pièces d'or avaient été achetées par l'arrière-grand-père bien avant que monsieur Nixon ne propulse l'or à des sommets stratosphériques et avait souvent éludé deux ou trois impôts sur les successions. Donc, si on lave à 11,5% une matière précieuse qui a autant contourné les lois et les règlements, on pourrait bien se montrer aussi pragmatique concernant le Bitcoin.»

Aligner la fiscalité des Bitcoins et de ses pairs sur l'or, prendre en compte l'incapacité de certains de pouvoir prouver le prix d'acquisition de leurs cryptoactifs, des pistes qu'évoquera d'ailleurs le député Pierre Person au cours de son interview à Capital.

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Pour autant, Jacques Favier rejette l'idée que puisse voir le jour en France une forme de «dumping» fiscal à destination des investisseurs en cryptomonnaie. Il est bien entendu question que ces derniers règlent leurs impôts à l'État sur ce type d'activités. Toutefois, cet impôt doit être à sa juste valeur, comme pour tout autre, il doit être justifié par le cadre et les infrastructures nationaux dont peuvent profiter ces contribuables.
«Payer pour rester en France, oui! Si cela reste un grand pays moderne et développé», insiste Jacques Favier. Dans son collimateur, une administration française qui n'est pas toujours à la pointe de la modernité en matière de numérique

«En Estonie, vous avez des cartes de résident numérique, en France on a été condamné par la justice européenne, car on n'arrive même plus à distribuer des cartes grises aux automobiles. […] Il y a un espace possible pour la France, mais cela suppose un véritable aggiornamento numérique.»

Mais le retard en termes de transformation numérique des administrations n'est pas le seul blocage au développement des cryptomonnaies (et de leurs recettes fiscales) en France. Comme le souligne notre intervenant, les banques sont toujours farouchement opposées à l'ouverture de comptes aux acteurs des cryptomonnaies, pour des raisons évidentes de traçabilité des fonds. Rappelons que dans le cadre de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, banquiers et assureurs sont tenus de scrupuleusement vérifier la provenance des fonds de leurs clients au risque de s'exposer à de lourdes amendes de la Banque de France (ACPR).

Résultat, les jeunes pousses du milieu- si chères au gouvernement- se tournent vers des banques à l'étranger. Une problématique à laquelle le gouvernement entend répondre, à travers la loi Pacte, en forçant la Caisse des Dépôts et des Consignations (CDC) à ouvrir ses portes aux start-uppers, afin qu'ils puissent obtenir un compte de dépôt. Un amendement auquel s'est opposé, selon Les Échos, Sophie Errante, présidente de la commission de surveillance de la CDC.

«d'autre part, même si on voulait payer quoi que ce soit sur une cession de cryptomonnaie, on en serait matériellement empêché puisque les banques françaises refusent les virements venant de cash ou de cryptomonnaies», insiste Jacques Favier.

Dernier «paradoxe» et non des moindres, aux yeux du secrétaire du Cercle du Coin, le rapport ambigu que les autorités françaises entretiendraient avec le Bitcoin et les autres grandes monnaies cryptographiques: si la France entend devenir un pays leader en matière d'ICOs et des protocoles à blockchain, cela ne pourra se faire sans ces cryptomonnaies de référence.

«Il faut malheureusement parler d'une forme de stupidité,» estime ainsi Jacques Favier. Pour lui, que cela plaise ou non, l'essor d'une finance- suivie d'une économie- numérique ne peut avoir lieu sans la célèbre cryptomonnaie.

«C'est comme faire une place financière sans dollar […] il est le marché le plus liquide, le plus profond, le seul où vous puissiez vendre un milliard sans faire décaler le marché, etc. On ne vous demande pas d'aimer les États-Unis pour autant, mais techniquement c'est le pivot! Et, le Bitcoin, dans la pratique, dans la cryptosphère, dans le monde des ICOs, c'est le pivot.»

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