Collecte des impôts privatisée: vers un retour à l'Ancien Régime?

© AFP 2023 JEAN-SEBASTIEN EVRARDA picture taken on July 14, 2017, in Paris, shows the building of the Ministry of Economy and Finance also known as Bercy and the river Seine.
A picture taken on July 14, 2017, in Paris, shows the building of the Ministry of Economy and Finance also known as Bercy and the river Seine. - Sputnik Afrique
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Numérisation, fin de la taxe d’habitation, prélèvement à la source, des changements qui justifieraient de nouvelles coupes dans les effectifs de Bercy. Au-delà de la forme que celles-ci pourraient prendre, que penser des transferts de levées d'impôts à des acteurs privés? Retour sur l'abandon de l'un des derniers bastions du régalien en France.

Les fonctionnaires de la direction générale des Finances publiques (DGFiP) et des douanes resteront dans le flou jusqu'à la rentrée. Après la polémique suscitée en début de semaine par les révélations du quotidien Les Echos, qui évoquaient l'annonce de «coupes massives» dans les effectifs de Bercy d'ici la fin du quinquennat, Gerald Darmanin n'a finalement donné aucun chiffre lors de sa prise de parole attendue du 11 juillet, devant près de 600 cadres de son administration.

Entre 18.000 et 20.000 suppressions de postes au sein du ministère, tels sont les chiffres avancés par le quotidien économique, évoquant «une restructuration d'ampleur sans précédent» au sein de l'administration fiscale à partir de 2019. Une fourchette estimée par les syndicats et avancée par nos confrères, mais formellement démentie par le ministre de l'action et des Comptes publics.

​Gerald Darmanin précisait mercredi, alors qu'il posait les jalons d'une «réorganisation territoriale entière des services» de l'administration fiscale devant être «finalisée pour 2022», qu'«il serait illusoire de croire que [ces transformations] ne s'accompagneront pas d'une baisse de l'emploi public». Le ministre s'est d'ailleurs gardé d'avancer le moindre chiffre concernant l'impact de cette refonte sur l'emploi.

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Un impact qui reste à déterminer, tant dans son ampleur que dans sa nature, coupes sèches ou redéploiement des effectifs dans d'autres services de l'administration fiscale? Benjamin Griveaux a lui aussi choisi de botter en touche, sur le plateau de Franceinfo: «il est difficile de dire que l'on va maintenir l'ensemble des missions avec le nombre de personnes en face de missions […] qui disparaissent» déclarait le porte-parole du gouvernement le 10 juillet.

Reprenant les arguments avancés par Bercy pour justifier de possibles réductions de postes, Benjamin Griveaux évoque la numérisation des services et procédures, la suppression progressive de la taxe d'habitation ainsi que la mise en place du prélèvement à la source de l'impôt sur le revenu (IR) dès janvier 2019.

«Au sein de la direction générale des impôts, on a besoin de prendre du personnel sur certaines activités et de le transférer sur d'autres. Mais cela ne veut pas dire nécessairement diminuer le personnel des impôts»

estime pour sa part Jacques Sapir, directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS). Pour l'économiste, s'il est «évident» que l'État va profiter du transfert de la levée de l'impôt sur le revenu aux entreprises pour sabrer dans les rangs de la DGFiP, il est tout aussi évident que des services doivent être renforcés: il s'agit «beaucoup plus d'un problème de transfert des compétences que d'un problème de réduction», insiste-t-il.

En effet, si cette réforme du prélèvement à la source de l'IR survient alors que le nombre de foyers fiscaux devant s'en acquitter est en diminution constante (43% en 2016), nécessitant donc moins d'agents pour s'atteler aux contrôles, la situation est en revanche toute autre sur le front des entreprises. D'où l'impératif, selon l'économiste, de maintenir des effectifs décents dans l'administration fiscale.

«On sait que la fraude fiscale, le non recouvrement fiscal, en particulier sur les entreprises, peut atteindre entre 60 et 80 milliards d'euros, c'est-à-dire approximativement trois points du PIB.»

Un manque à gagner considérable, avoisinant les recettes de l'IR, avancé en janvier 2013 dans un rapport du syndicat Solidaires Finances Publiques. Le syndicat soulignait également le manque de moyens humain alloués à la lutte contre cette fraude fiscale.

Selon ce même rapport, un contrôleur du fisc français avait alors sous sa responsabilité le contrôle de 718 entreprises. Un nombre bien plus élevé que chez nos voisins européens: 439 en Allemagne, 377 en Italie pour un nombre d'entreprises respectivement 102% et 59% plus élevé que dans l'Hexagone. Une situation qui fait figure de paradoxe dans un pays qui compte pourtant globalement plus d'agents du fisc que ces mêmes voisins.

Une administration fiscale française où en moyenne 2.000 postes par an ont été supprimés ces dernières années, soit un taux de non-remplacement de 60% précise Les Echos. Une réduction d'effectifs de l'ordre de 2% par an depuis la fusion entre les impôts et le Trésor public entreprise en 2008 par Nicolas Sarkozy et saluée par la Cour des comptes dans son dernier rapport annuel.

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Néanmoins, si les sages de la rue Cambon font de Bercy l'un des principaux contributeurs de la maitrise des dépenses publiques, il serait possible selon eux de pousser un peu plus cet effort en supprimant 30% des implantations et des postes de la DGFiP d'ici 2022. Tout particulièrement visées, les trésoreries municipales, dont les fermetures se multiplient ces dernières années. Une piste vers laquelle s'oriente d'ailleurs une bonne partie de la presse.

Cependant, profiter de la mise en place du prélèvement à la source de l'IR pour réduire les effectifs du fisc n'est probablement pas la plus avisée des mesures. Au-delà de la prise en charge des potentiels couacs qui surviendront lors de l'entrée en vigueur du dispositif, ce dernier s'avèrerait être ni «moderne» ni adapté à la réalité économique française, à en croire Jacques Sapir.

Selon lui, si le prélèvement à la source «techniquement, se justifiait tout à fait» dans une économie où le salariat constituait le gros des contribuables, aujourd'hui la situation a changé, l'emploi salarial est en perte de vitesse, au profit du statut (précaire dans 90% des cas) d'autoentrepreneur. Soit une situation relativement opposée à celle des années 70, lorsque l'idée du prélèvement à la source commençait à germer dans l'esprit des décideurs politiques…

«Je vous rappelle que cela avait été une des réformes envisagées par François Mitterrand avant d'être élu Président de la république en 1981 — voyez, ce n'est pas quelque chose de nouveau — et qu'il avait abandonné devant les difficultés et le risque d'impopularité que présentait ce type de mesure.»

Une impopularité face à laquelle François Hollande n'avait pas reculé, tout en n'hésitant pas à reporter l'application de cette mesure à l'année suivant son départ de l'Élysée, laissant ce cadeau empoisonné à la majorité suivante. À son arrivée au pouvoir, Emmanuel Macron, sans remettre en cause l'application de cette réforme, reporta d'un an l'échéance de sa mise en œuvre.

On notera que si l'alternance politique n'a pas eu lieu lors des dernières élections, c'est pourtant bien l'électorat de la nouvelle majorité qui se retrouve statistiquement concerné par cette mesure de François Hollande. Un enjeu, ou plutôt un risque, que ne semble pas pleinement saisir le gouvernement observe Jacques Sapir. L'économiste met ainsi en garde contre une mesure qu'il estime «à contretemps» et que l'on présente pourtant comme «moderne», sans parler de cette volonté effrénée de vouloir imiter nos chers voisins européens.

«On voit que dans les pays d'Europe du Nord on est obligé de mettre en place des systèmes complémentaires à la collecte de l'impôt par les entreprises, justement pour pouvoir faire payer des impôts aux gens en situations d'autoentrepreneurs ou de petits entrepreneurs. Il y a là un véritable problème».

constate Jacques Sapir, qui évoque également la grogne des PME et des TPE face à la complexité que représente l'application d'une telle réforme dans leurs structures. Des patrons qui demandent au gouvernement une année de report supplémentaire de la réforme afin de mieux s'y préparer.

Pour l'économiste, le gouvernement commence à se rendre compte que cette mesure, qui pouvait être «parfaitement justifiée pour des raisons économiques et sociales» dans les années 70 et 80, apparaît aujourd'hui plutôt «comme une source de complexité que comme une source de simplification.» Pour expliquer un tel décalage, une telle inadéquation, entre le temps politique et la réalité économique du pays, Jacques Sapir a un avis bien tranché.

«Les responsables politiques ont tendance à découvrir l'Amérique comme on dit et à se saisir d'une idée dix ans ou quinze ans après que les spécialistes, les techniciens aient montré sa pertinence.»

Un point nous interpelle tout particulièrement: certes, le transfert de la levée de l'impôt sur le revenu s'effectue au détriment des entreprises qui devront — sans rétribution — suivre administrativement. Cependant, cette délégation à des acteurs privés de la collecte de l'IR en rappelle d'autres, comme feu l'écotaxe ou encore la verbalisation des stationnements payant et de certains excès de vitesse.

De manière générale, l'État français est-il en train de déléguer à des acteurs privés un exercice aussi régalien que la levée des impôts qui lui sont dû?

Tout cela pose clairement un «problème de philosophie générale» pour Jacques Sapir, allant dans le sens «d'une réduction de la superficie de l'État régalien» au profit d'institutions privées ou d'institutions de droit privé. L'économiste s'interroge:

«Ne va-t-on pas vers des formes d'affermage de l'impôt? Autrement dit un retour vers les grands fermiers généraux qui existaient du temps de l'Ancien régime. On sait que le système des fermiers généraux est un système particulièrement inefficace pour faire rentrer l'impôt.»

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