Syrie: la question des «preuves» et celle de la démocratie

© Sputnik . Mikhail Voskresensky / Accéder à la base multimédiaСитуация в сирийском городе Дума
Ситуация в сирийском городе Дума - Sputnik Afrique
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Le gouvernement français a publié un document officiel censé établir la preuve de l’usage d’armes chimiques par le gouvernement syrien contre les groupes rebelles dans la ville de Douma (Ghouta orientale).

Ce document, de par sa construction, pose plusieurs problèmes (1). Très clairement, ce document ne contient pas les preuves qu'Emmanuel Macron prétend détenir, pour justifier les frappes du samedi 14 dans la nuit. Une action d'une telle gravité exigeait, en effet, que ces preuves soient réunies et soient présentées aux Français.

Des faits approximativement établis…

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On doit tout d'abord noter que TOUTES les sources utilisées sont des sources de seconde main ou des sources dérivées sur les réseaux sociaux. Comment peut-on affirmer avec un « haut degré de confiance » que ces sources ne correspondent pas à une manipulation? Ceci est un vrai mystère. Nous savons tous que ce qui circule sur les réseaux sociaux à propos de la Syrie doit être pris avec beaucoup de précaution. De même, il est affirmé que les sources sont « habituellement fiables ». Ce n'est pas un argument recevable dans le cadre d'une déclaration officielle (cela pourrait l'être pour des journalistes) parce qu'une déclaration officielle est bien plus lourdes de conséquences. Soit on affirme (et on prouve) que la source EST fiable soit on n'affirme pas. L'impression d'un certain amateurisme prévaut.

On constate aussi dans ce texte, un mélange d'affirmations et de suppositions avec des glissements incessants de l'un des registres à l'autre. Des personnes sont vues, décédées (affirmation), mais les « fortes odeurs de chlore et présence d'une fumée verte sur les lieux touchés » c qui relève de simples mentions de « témoins » sur les vidéos et non des observations directes. D'ailleurs, le document le reconnait. Le lien entre les deux n'est pas évident. Les autres symptômes sont aussi des affirmations mais peuvent être attribués soit effectivement à l'usage de gaz (essentiellement du chlore) soit à d'autres possibles causes.

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Une enquête sur place s'imposait. Les enquêteurs de l'ONU et de l' OPCW étaient arrivés sur place quand la frappe des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France a eu lieue. Cela pose immédiatement le problème de savoir pourquoi cette frappe a été décidée avant que l'enquête ait eu lieu. La logique la plus évidente voulait que l'on laisse l'enquête aller à son terme, si cela était possible, et que l'on ne décide de possible frappes qu'une fois l'ensemble des éléments clairement établis.

L'intention comme preuve

La seconde partie du document analysant le contexte opérationnel est aussi intéressante à bien des égards. Le texte ici évoque un entrelacs de combats et de négociations et conclut à un «possible usage de chlore». Dans le paragraphe suivant, il analyse alors le cas spécifique des négociations avec le Jaïsh al-Islam un groupe clairement djihadiste. « Les négociations avec Jaïsh al-Islam, entamées en mars n'ont pas été pleinement concluantes. (…) Dès lors, à compter du 6 avril, le régime syrien, appuyé par les forces russes, a repris ses bombardements intensifs sur la localité, mettant fin à une pause opérationnelle, tant terrestre qu'aérienne, constatée depuis le lancement des négociations mi-mars. C'est dans ce contexte que sont intervenues les frappes chimiques analysées ici (2).»

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Le document devient ici brutalement bien plus affirmatif. Rien n'indique, si ce n'est le « haut degré de confiance » dans des sources secondaires, ce qui pourrait motiver le glissement d'une « possible usage du chlore » à l'affirmation que ces frappes sont bien survenues. Ce qui pose immédiatement le problème de la vérification mais aussi de l'usage d'une « analyse opérationnelle » comme moyen d'argumentation. Le fait qu'un adversaire puisse avoir eu intérêt à commettre une certaine action ne vaut pas preuve qu'il l'ait commise. Il y a là un glissement méthodologiquement dangereux et dont on voit bien qu'il vient servir une cause particulière.

On sait que certains groupes et en particulier pour ceux clairement identifiés comme djihadistes, ont utilisé des armes chimiques. Or, des laboratoires ont été découverts dans la Ghouta, et ces laboratoires étaient sous le contrôle des groupes djihadistes. La présentation de l'analyse opérationnelle ne présente donc qu'une petite partie des motivations des uns et des autres dans cette affaire. Clairement, un usage des gaz pourrait faire sens pour les forces du régime de Damas. Mais, dire qu'un usage « fait sens » n'est nullement apporter la preuve de cet usage. De même, l'usage des gaz ne ferait pas sens que pour ces forces. Il peut faire sens aussi pour des groupes rebelles. Ici encore, on est renvoyé au fait que seul une enquête impartiale aurait pu prouver ce qui est véritablement advenu.

Un déni de démocratie

Le journaliste britannique Robert Fisk, deux fois récipiendaire de la plus haute distinction pour les reporters (le British Press Awards) donne quant à lui une autre version de l'affaire de Douma. Lui non plus n'a pas à être cru sur parole. Mais, son article à du moins l'avantage par rapport au document analysé d'avoir été rédigé à partir de Douma.

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On peut dire bien sûr que Fisk ne s'est rendu à Douma qu'une fois que la localité ait été récupérée par le régime de Damas, qu'il opère avec l'accord du régime, qu'il intervient avec une semaine d'écart sur les supposés événements. C'est vrai et exact. Mais, ce n'est pas une analyse faite sur la base des réseaux sociaux.

Le document officiel nous présente donc un raisonnement construit essentiellement par inférences, inférences quant aux symptômes (symptômes q attribués par Robert Fisk après discussion avec des médecins locaux aux poussières provoquées par les bombardements des troupes régulières), mais aussi inférences de ce que l'on croit que les forces du régime syrien veulent faire, et cela sans jamais prendre en compte aussi ce que les forces opposées, qu'on les appelle « rebelles » ou djihadistes, pourraient aussi avoir voulu faire.

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La rapidité avec laquelle les trois pays occidentaux ont pris la décision d'exécuter les frappes laisse donc à penser que, contrairement à ce qui est publiquement affirmé, ces frappes n'avaient pas pour but de « punir » un gouvernement pour une usage de gaz qui n'était pas avéré, ni de changer la donne militaire dans la Ghouta (ce que ces frappes ont été dans l'incapacité de faire), mais que ces frappes poursuivaient un but politique.

Mais, si le but réel de ces frappes est un but politique, alors, la légitimité de ces frappes devient problématique. Dans un acte de guerre, et ces frappes constituent à l'évidence un acte de guerre, les « buts de guerre » doivent être clairement annoncés. Or, ici, nous avons une gesticulation devant des buts supposés qui pourraient bien masquer des buts très différents.

Les principales victimes de ces frappes seront, dans l'ordre, le droit international qui a été clairement violé, mais aussi le contrôle démocratique — et en particulier en France — sur les actions des gouvernements, contrôle qui n'a pu être mis en œuvre que ce soit de manière procédurale ou de manière substantielle. Il convient de s'interroger sur la volonté d'agir à tout prix, sans preuve substantielle et sans mandat de notre gouvernement. Nous sommes bien en présence d'une irresponsabilité politique profonde, irresponsabilité qui se combine avec un mépris des règles et des principes de la démocratie des plus inquiétants.


(1) Il s'agit du document titré « Evaluation Nationale » qui a été produit à partir de sources ouvertes par les services du Ministère de la défense.

(2) Voir Evaluation Nationale, op.cit.

(3) https://www.independent.co.uk/voices/syria-chemical-attack-gas-douma-robert-fisk-ghouta-damascus-a8307726.html

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