Les origines de l'américanophobie en Russie

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Fedor Loukianov - Sputnik Afrique
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Récemment, les sentiments anti-américains ont inondé la blogosphère russe. Après la chute de la sonde Phobos-Grunt, le vice-premier ministre Dmitri Rogozine a mentionné que les rayonnements émanant d’un radar américain auraient pu être à l'origine du crash. La réaction du public a été immédiate et sans ambages.

Récemment, les sentiments anti-américains ont inondé la blogosphère russe. Après la chute de la sonde interplanétaire russe Phobos-Grunt, qui est loin d’être le premier accident dans le secteur spatial russe ces derniers temps, le vice-premier ministre Dmitri Rogozine a mentionné que les rayonnements émanant d’un radar américain auraient pu être à l'origine du crash. La réaction du public a été immédiate et sans ambages. "Nous savions que c’était les Américains!" Mais cette version ne s’est pas confirmée, les raisons sont tout autres. Evidemment les Russes américanophobes n'ont pas été convaincus.

En fait, Washington devrait tenir à la Russie comme à la prunelle de ses yeux, car c’est certainement le dernier pays important dans le monde à croire encore sincèrement en la toute-puissance des Etats-Unis. De quoi parle-t-on dans le monde? Dans les débats sur la politique, tout le monde s'accorde à dire que le monde unipolaire a disparu, que le pic d’influence des Etats-Unis est derrière nous, l’hégémonie a échoué, il faut réduire son appétit, etc. Et la Russie est le seul pays où l'on refuse de croire les faits réels qui le confirment. En regardant sur internet ou d’autres domaines publics, on a l’impression que les Américains sont derrière toute chose dans le monde. Que ce soit la crise de la dette européenne (les USA protègent le dollar contre l’euro et "descendent" le concurrent), les rassemblements pour des élections honnêtes en Russie (Washington prépare la révolution orange afin de mettre en place un régime loyal envers lui), ou même la canicule à Moscou (les Etats-Unis cherchent à effrayer le monde: de telles publications sont parues dans la presse boulevardière russe en été 2010). C’était particulièrement notable un an auparavant, lorsque le printemps arabe a commencé au Moyen-Orient. Près de deux tiers de tous les participants aux émissions de la télévision russe déclaraient unanimement que, sans l’ombre d’un doute, les changements dans la région avaient été organisés par Washington. Toutefois, tout le monde n’arrivait pas à expliquer clairement dans quel but, mais en principe il est toujours possible d’inventer des arguments.

L’anti-américanisme est un phénomène répandu dans le monde. Il serait étrange qu’un pays hégémon, convaincu de sa supériorité morale et qui n’hésite pas à utiliser la force contre les autres, ne rencontre pas le rejet et la condamnation. Même si parallèlement ce pays suscite l’admiration pour ses acquis dans les domaines les plus variés et que de nombreux adversaires de sa politique partent avec plaisir aux USA pour y vivre, étudier et travailler.

La Russie n’est pas en tête du classement de la "haine." Par exemple, selon le sondage du service sociologique Pew Research de 2009, la cote de sympathie envers les USA en Russie (44%) était largement supérieure par rapport à la Turquie (14%), au Pakistan (16%), à la Jordanie (25%), à l’Egypte (27%) et à l’Argentine (38%), bien que tous ces pays soient des alliés ou des partenaires de Washington.

En ce qui concerne le mordant de cette haine, il est également difficile de qualifier les Russes comme étant particulièrement virulents. Afin d’apprécier l’anti-américanisme véritable et profond, on peut lire, par exemple, les intellectuels français de gauche chez qui le rejet du style de vie et du comportement américains porte un caractère d’alternative culturelle. Quant aux racines de l’anti-américanisme russe, elles viennent du sentiment d’infériorité associé à la défaite dans la guerre froide.

La fin de la confrontation globale signifiait pour Moscou l’effondrement catastrophique de son statut international. Pratiquement tout ce qui a été perdu par l’URSS est comme une prise de guerre pour les Etats-Unis. La conscience publique et politique russe n’arrive toujours pas à s’y résigner. Or, l’Union soviétique se serait comportée de la même manière si elle avait gagné cette guerre.

L’attitude russe envers les Etats-Unis est un cocktail avec des ingrédients complexes. Il y a le cynisme – la réticence à croire que quelqu’un peut être guidé dans sa politique par autre chose qu’un calcul mercantile. Il y a l’inertie du messianisme – les Russes et les Américains ont toujours vécu avec la conscience d’être investis d'une mission particulière, bien qu’aujourd’hui il soit difficile de comprendre ce qu’il en reste. Le traumatisme intérieur de l’effondrement de 1991 se mêle chez les Russes au désir latent d’être comme les Etats-Unis, joint à la conscience de l’impossibilité de sa réalisation.

Il faut tout de même dire que la politique américaine contribue fortement au découragement, même de ceux qui éprouvent de la sympathie envers les Etats-Unis. Les USA rendent perplexe par leur profonde conviction qu’en tant que "pôle de la liberté" ils ont le droit d’apprécier tous les autres, et si besoin, les mettre sur le bon chemin par les méthodes les plus variés, jusqu’à l’utilisation de la force. D’autant plus que la politique américaine est souvent dogmatique, n’est pas infaillible et n’est certainement pas irréprochable moralement. Ainsi, dans les appréciations des sentiments russes il existe un autre extrême – toute critique de la position américaine est condamnée comme américanophobe, bien qu’il existe suffisamment de raisons légitimes pour critiquer Washington.

Le contraire de l’anti-américanisme russe vers lequel il faut aspirer ne doit pas être l’amour pour les USA (qui parfois acquiert la forme d’une étrange idolâtrie), mais une attitude rationnelle et détachée envers ce pays, qui est aussi intéressant et compliqué qu’il est controversé. Elle implique la compréhension du fait que les intérêts de deux immenses puissances ayant des structures complètement différentes ne peuvent pas coïncider. La concurrence stratégique est un phénomène normal et naturel. Les Etats-Unis sont un pays puissant qui joue un rôle central dans le monde (pour l’instant en tout cas) et qui aspire à dominer tout partenaire. Mais la diabolisation des Etats-Unis, la fixation maladive contre l'Amérique et la volonté de se rebiffer contre la moindre remarque d’un sénateur âgé coincé dans la toile d'araignée de la guerre froide, ne sont que le reflet des phobies et des complexes des Russes dus aux fractures de la psychologie politique russe.

Il y a quelques années, deux chercheurs américains ont publié un article retentissant intitulé "La Russie, un pays normal", dans lequel ils prouvaient qu’en dépit de la spécificité de la Russie postcommuniste, sa situation évoluaient dans les limites d'un cadre tout à fait prévisible, et c’est ainsi qu’il fallait la voir, sans illusions, mais également sans fatalisme. Il est temps d’écrire pour l’auditoire russe un article intitulé "Les Etats-Unis, un pays normal", afin de se débarrasser enfin de la paranoïa à l’égard de ce pays, et des attentes injustifiées.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

Fedor Loukianov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs.

La Russie est-elle imprévisible? Peut-être, mais n'exagérons rien: il arrive souvent qu'un chaos apparent obéisse à une logique rigoureuse. D'ailleurs, le reste du monde est-t-il prévisible? Les deux dernières décennies ont montré qu'il n'en était rien. Elles nous ont appris à ne pas anticiper l'avenir et à être prêts à tout changement. Cette rubrique est consacrée aux défis auxquels les peuples et les Etats font face en ces temps d'incertitude mondiale.

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