Manifestations en Russie: les fonceurs frustrés ont foncé

© RIA Novosti . Alexei Filippov / Accéder à la base multimédiaManifestation à Moscou
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On cherche à les éblouir par les chiffres toujours croissants du nombre de participants aux manifestations antigouvernementales en Russie…

On cherche à les éblouir par les chiffres toujours croissants du nombre de participants aux manifestations antigouvernementales en Russie, leurs comptes Facebook regorgent d’euphorie et d’anticipation de nouvelles concessions faites par le gouvernement, ils sont les destinataires des résultats des derniers sondages qui montrent qu’encore un peu, un dernier petit effort, et ils deviendront suffisamment nombreux pour remporter la victoire… Leurs voix sont déjà courtisées par diverses forces politiques, leurs rangs commencent à être infiltrés par des milliardaires, des nationalistes et des anciens ministres. C’est à leur intention que certains crient à tue-tête "Sourions-nous les uns aux autres!!!" avec une telle véhémence que cela donne envie de mettre fin à ses jours plutôt que de sourire. "Tout ce que nous voulons, ce sont des élections honnêtes", leur déclare-t-on depuis les tribunes des manifestations. Et les organisateurs les invitent à les rejoindre. Mais ils n’ont pas encore pris la décision.

Qui sont-ils donc?

L’auteur de ces lignes a trouvé un terme dans un article de son amie de longue date, Chrystia Freeland, actuellement chroniqueuse éminente de l’agence Reuters, et à une époque chef du bureau de Moscou du quotidien Financial Times. Son étude était consacrée à deux économies émergentes, le Pérou et la Russie. L’étude contenait une observation assez intéressante expliquant les raisons pour lesquelles une société relativement prospère (j’ignore la situation du Pérou mais la Russie n’est certainement pas le pays le plus démuni de la planète) pourrait être tentée d'organiser des émeutes.

Les chercheurs américains ont identifié un groupe de population qu’ils qualifient de "frustrated achievers" (fonceurs frustrés), autrement dit des personnes qui ont réussi dans la vie mais sont très déçues. Elles ont acquis une certaine aisance matérielle mais leur vie n’en est pas devenue plus heureuse pour autant, c’est plutôt le contraire…

Selon Chrystia Freeland, la Russie postsoviétique, avec ses oligarques, sa corruption et son capitalisme de clans, est un excellent vivier pour la prolifération des frustrated achievers.

Et le milieu de ces frustrated achievers est lui-même un terrain propice aux manifestations.

Le diapason de cette couche de la société est incroyablement large. Les journalistes en font, d’ailleurs, également partie. Ainsi que l’ancien ministre des Finances, Alexeï Koudrine (limogé en automne dernier). En règle générale, un pays où les salaires ont brusquement cessé d’augmenter est un terreau fertile pour toutes sortes de mouvements.

Qu’exigent-ils donc, ces frustrés? Eh bien, ils demandent l’annulation des résultats des dernières législatives (du 4 décembre dernier). Et ils ne veulent pas que le gouvernement les traite comme du bétail. Pourquoi se sont-ils seulement exprimés maintenant? Etaient-ils traités différemment auparavant? Pourquoi ne protestaient-ils donc pas? Parce que tout les arrangeait?

Les représentants de l’élite russe, les hommes politiques qui s’efforcent de prendre la tête de l’émeute des frustrated achievers déclarent vouloir tout changer. "Nous savons pourquoi nous sommes ici: on nous a chipé nos voix, déclarait le bloggeur Alexeï Navalny lors de la manifestation de Moscou du 24 décembre dernier. Rendez-nous ce qui nous appartient."

La question clé est pourtant de savoir quel sont les bénéficiaires de leurs voix, si tant est qu’elles aient été chipées. Quels représentants les frustrés auraient-ils eu au parlement si les bénéficiaires de leur vote de protestation avaient été élus.

Les fonceurs déçus ne souscrivent aux changements que lorsque ceux-ci sont susceptibles de les transformer en fonceurs réussis (real achievers). Quant aux principes moraux de ces derniers, ils sont généralement floux et mal articulés.

Les fonceurs inaboutis (des underachievers, pour ainsi dire) russes n’ont pas d’idée précise de ce qu’ils souhaitent. En revanche, ils sont pleinement conscients de ce qu’ils voudraient éviter, c’est la raison pour laquelle aucune intervention enflammée des hommes politiques à la dernière manifestation de Moscou (le 24 décembre) n’a ému la foule inhabituellement calme malgré son importance. Certains orateurs ont été malmenés, d’autres applaudis, avec d’autres encore la foule a même scandé des slogans. Mais finalement les participants sont restés sur leur faim.

Il semble qu’en Russie d’aujourd’hui aucune force politique n’est en mesure de cimenter la population et de l’entraîner avec elle. "Nous avons besoin d’un Vaclav Havel local", déclarait-on régulièrement sur l’estrade au cours de la manifestation. Et c’était l’unique slogan positif pour l’avenir et non pas pour le passé. Pour les frustrated achievers, les orateurs ne sont pour le moment qu’un élément accessoire du décor de l’événement. Et ils ne font entièrement confiance à personne. La Russie est encore à la recherche d’un homme politique doté d’une autorité morale de l’envergure de Havel.

Certes, il est possible de baptiser le nouveau mouvement Russie Honnête, comme l’écrivain russe Boris Akounine l’a proposé, mais les participants devraient s’interroger alors sur ce qui prime pour eux. Si c’est l’ancienne vie aisée avec, pour seul rajout, des élections honnêtes, de nouvelles frustrations paraissent inévitables.

"En balayant ce gouvernement, nous aurons les mains libres, et une vie décente commencera", a déclaré l’un des intervenants à la manifestation. Erreur. Elle ne commencera pas. Le pays des frustrated achievers sera forcément confronté à une pénurie de nouveaux repères moraux.


L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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