Kiev joue banco dans un jeu sans règles

© RIA NovostiFedor Loukianov
Fedor Loukianov - Sputnik Afrique
S'abonner
La condamnation de Ioulia Timochenko marque une nouvelle étape dans les relations de l’Ukraine avec ses plus importants partenaires politiques, à savoir la Russie, l’Union européenne et les Etats-Unis. Le gouvernement ukrainien a fait tapis, mais on ignore ce qu’il cherche à gagner.

La condamnation de Ioulia Timochenko marque une nouvelle étape dans les relations de l’Ukraine avec ses plus importants partenaires politiques, à savoir la Russie, l’Union européenne et les Etats-Unis. Le gouvernement ukrainien a fait tapis, mais on ignore ce qu’il cherche à gagner.

En fait, le président ukrainien Viktor Ianoukovitch s’est lui-même retrouvé pris au piège tendu à Timochenko. Ceux qui ont initié ce procès espéraient faire d’une pierre deux coups. D’une part, neutraliser l’opposant politique le plus influant à la veille des législatives et, plus tard, de la présidentielle. D’autres part, et surtout, créer des prétextes prétendument légaux pour soulever la question de la révision des contrats de gaz avec la Russie. Après tout, l’ex-première ministre n’a pas été jugée pour les affaires douteuses qui ont jalonné sa riche biographie de femme politique et de businesswoman, mais pour un épisode concret. En janvier 2009, lors des négociations à Moscou elle a concerté les termes du contrat avec Gazprom, grâce auquel il a été possible de stopper une crise gravissime relative aux perturbations sans précédent des fournitures de gaz russe en Europe. Le châtiment – 7 ans de prison et le versement à l’Etat d’un dédommagement très élevée – impressionne même selon les normes postsoviétiques, sans parler des standards européens.

Toutefois, Timochenko, étant une politicienne très forte maîtrisant parfaitement les techniques populistes, a mis ses opposants dans une situation difficile. Elle a provoqué sa propre mise en détention, suite à quoi les autorités étaient contraintes de durcir leur position pour ne pas perdre la face. Le résultat s’est avéré négatif pour Ianoukovitch sur tous les fronts. Dans le pays, il doit faire face à la mobilisation des partisans de Timochenko et de tous ceux qui sympathisent tout simplement avec une femme qui s’est retrouvée dans une position complexe. Le caractère politique du procès est évident. Sur la scène internationale, Ianoukovitch s’est attiré les foudres de tout le monde. L’Union européenne est très intéressée par la signature le plus rapidement possible d’un accord sur une zone de libre-échange avec l’Ukraine, mais Bruxelles ne peut pas fermer les yeux sur ce verdict sévère frappant la leader de l’opposition fondé sur des motifs douteux.

En ce qui concerne la Russie, la condamnation sans appel du verdict, exprimée par le premier ministre Vladimir Poutine, parle d’elle-même. Le premier ministre russe est parfaitement conscient des dessous gaziers de ce procès, qui est, par ailleurs, dirigé contre lui personnellement. Ce n’est pas par hasard qu'une une source au ministère ukrainien des Affaires étrangères insinue que lorsque Poutine servait au sein du Comité pour la sécurité de l’Etat (KGB), Timochenko était son agent d’influence. Ainsi, les relations entre Moscou et Kiev dans le domaine du gaz, qui sont déjà emmêlées, pourraient se compliquer davantage. D’autant plus que les dirigeants ukrainiens, pour des raisons inconnues, promettent au public de trouver très prochainement un terrain d’entente avec la Russie et de revoir les conditions de fourniture de gaz, bien qu’on ne constate clairement aucun progrès.

Quelle est la suite? Le gouvernement ukrainien dispose d’une faible marge de manœuvre. Bien sûr, il serait possible de faire marche-arrière, chose à laquelle a fait allusion Viktor Ianoukovitch: le verdict n’est pas définitif, la défense fera appel, et dommage que cela constitue une entrave à l’intégration européenne. Cependant, annuler le verdict signifierait céder à la pression. Kiev ne pourra pas le faire sans préjudice fatal pour la réputation du gouvernement. L’assouplissement de la sentence par l’instance d’appel est possible, mais cela ne réglera pas le problème. Par conséquent, l’intransigeance semble la seule marche à suivre.

Les arguments de Kiev destinés à l’UE sont faciles à comprendre: en vous éloignant de nous vous nous poussez vers la Russie, et il n’y aura pas d’autre choix que d’examiner l’option de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union douanière (qui regroupe actuellement la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan - ndlr). L’Ukraine est convaincue de son importance géopolitique et stratégique, et ses dirigeants espèrent donc que la réticence à "donner" l’Ukraine à la Russie pèsera plus dans la balance européenne et américaine que toutes les autres raisons. D’ailleurs, le président biélorusse Alexandre Loukachenko a déjà suivi cette logique, suite à quoi les relations avec l’Occident se sont définitivement détériorées, et les relations avec Moscou passent constamment de la réconciliation au scandale.

En réalité, Kiev ne peut pas se tourner vers l’Union douanière, même s’il le voulait. Un geste brusque en direction de Moscou provoquerait un schisme dans la société ukrainienne et une crise politique. A juste titre ou non, mais la majorité de la population ukrainienne perçoit les relations avec l’UE et la Russie comme un jeu à somme nulle. Et faire un choix décisif d’un côté ou de l’autre signifierait se mettre à dos une importante partie de la population. Viktor Iouchtchenko a tenté de le faire avec l’adhésion à l’OTAN et à l’UE, et les résultats de sa politique se passent de commentaire. En principe, Viktor Ianoukovitch est enclin à une tactique ukrainienne classique de manœuvre, suivie par tous les présidents, à l’exception de Iouchtchenko. En se brouillant avec l’Occident, le président biélorusse Alexandre Loukachenko peut se permettre de commencer à dériver vers la Russie, la population ne s’y oppose pas. Ianoukovitch n’a pas cette possibilité sans risquer de déstabiliser foncièrement la situation politique.

Il est surtout intéressant de savoir ce que va faire la Russie. L’intérêt pour l’Ukraine en tant que membre de l’Union douanière et de l’éventuelle Union eurasienne est grand, cependant Moscou ne cherchera pas à y parvenir à tout prix. Moscou n’a pas l’intention de faire des concessions sur les contrats gaziers, désormais c’est une affaire de principe. Le regain d'activité dans la construction de Nord Stream et la promotion politique de South Stream sont destinés à priver l’Ukraine de ses atouts transitaires. Toutefois, la position de l’Europe pourrait intervenir dans cette affaire. Pour des raisons personnelles, la Commission européenne a commencé à attaquer Gazprom en Europe afin d’obtenir des réductions des prix du gaz. Ces exigences sont avancées par pratiquement tous les clients russes en Europe, y compris la Turquie qui a déjà annoncé son refus de prolonger un des contrats. Cela pourrait jouer en faveur de Kiev, mais pourrait également devenir un obstacle: si la Russie devait faire des concessions aux pays de l’UE, la volonté de ne pas modifier d’un iota sa position sur l’axe ukrainien ne ferait que se renforcer.

Il semble que les relations russo-ukrainiennes ont atteint un point de bifurcation. L'illusion qu’il peut y avoir un président prorusse en Ukraine s’effondre avec Ianoukovitch. Après cela, soit la Russie parvient en fin de compte à pousser l’Ukraine sur la voie biélorusse qui prévoit un marchandage ferme et la résistance face à la Russie, mais dans le même temps un rapprochement progressif des deux pays et la remise à la Russie des actifs importants. Soit ce sera une perte progressive de l’intérêt de Moscou pour Kiev avec une recherche d’alternatives transitaires et autres. La seconde option semble actuellement impossible, car la Russie considère l’Ukraine comme un partenaire exclusif et très important pour des raisons historiques, culturelles et autres. Mais les dispositions changent rapidement dans l’espace postsoviétique, et il ne faut écarter les scénarios inopinés.



L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

"Un monde changeant": Le Partenariat oriental et l’avenir de l’Europe

"Un monde changeant": Poutine 3.0

"Un monde changeant": La mort de l'URSS ou le complexe d'infériorité de la puissance perdue

"Un monde changeant": Quel ennemi choisir pour cimenter l’UE?

"Un monde changeant": 11 septembre: l'illusoire occasion de changer les liens Russie-USA

"Un monde changeant": Le silence étrange de la Chine

"Un monde changeant": La Russie propose une nouvelle approche de la résolution du problème coréen

"Un monde changeant": L’équilibre qui a joué un mauvais tour aux Etats-Unis

"Un monde changeant":  La politique ukrainienne: courir deux lièvres à la fois

"Un monde changeant": Trois ans après la guerre des cinq jours : la léthargie russe

"Un monde changeant": Le mauvais augure

"Un monde changeant": Une irresponsabilité dangereuse

"Un monde changeant": Haut-Karabakh: Moscou prône le maintien du statu quo

"Un monde changeant": Complot et confusion générale dans le monde

"Un monde changeant": La saison de la politique étrangère russe: inertie et louvoiements

"Un monde changeant": 20 ans depuis la tragédie des Balkans

"Un monde changeant": L’ABM conjoint: postface

"Un monde changeant": Le temps de la réflexion

"Un monde changeant": Reconnaissance du génocide tcherkesse: le jeu en vaut-il la chandelle?

"Un monde changeant": L’Europe après le scandale DSK

"Un monde changeant": Le cercle vicieux de la situation pakistanaise

"Un monde changeant": Ben Laden, un épisode de la période de transition dans le monde

"Un monde changeant": L'OTSC en quête du statut d'alliance militaro-politique internationale

"Un monde changeant": Après l’euphorie de l'hiver, le printemps arabe

"Un monde changeant": BRICS: le groupe pourait faire contrepoids au G8

"Un monde changeant": Querelles sur le passé et l’avenir incertain de la Russie

 "Un monde changeant": L'Allemagne perd son leadership au sein de l'UE

"Un monde changeant": Deux Russies face à une Libye

"Un monde changeant": Conflits: à la recherche du bon sens

"Un monde changeant": Mission de reconnaissance de Joe Biden à Moscou

"Un monde changeant": Viktor Ianoukovitch: bilan d’une année au pouvoir

"Un monde changeant": Les États postsoviétiques entre la Libye et Singapour

"Un monde changeant": Modernisation: la Russie prône un projet paneuropéen

"Un monde changeant": Kouriles: un litige susceptible de revêtir une dimension plus large

"Un monde changeant": Une Europe sans ambitions

"Un monde changeant": Le terrorisme international est une invention

"Un monde changeant": La démocratie orientale et la démocratie occidentale

"Un monde changeant": Le maître de la Biélorussie poursuit ses intrigues

"Un monde changeant": L’économie et la politique s'affrontent en duel

"Un monde changeant": Moscou et Washington dans un monde à géométrie variable

"Un monde changeant": Une année agitée dans l'espace postsoviétique

"Un monde changeant":  Pourquoi la Russie aurait-elle besoin de l’OTAN?

"Un monde changeant": Loukachenko, le pionnier et les lauriers

"Un monde changeant": Sommet de l'OSCE: éviter les sujets sensibles

"Un monde changeant": L'Asie au passé inachevé

"Un monde changeant": La dénucléarisation tourne en boucle depuis 25 ans

"Un monde changeant": Iles Kouriles, une porte vers l’Asie

"Un monde changeant": L’Afghanistan vu sans malveillance

Fil d’actu
0
Pour participer aux discussions, identifiez-vous ou créez-vous un compte
loader
Chat
Заголовок открываемого материала