Les régions russes pourraient prochainement décréter des jours fériés à l'occasion des "fêtes traditionnelles et locales". Une façon d'éluder la situation complexe qui règne en matière de laïcité en Russie.
Un imbroglio judiciaire autour des fêtes religieuses pourrait provoquer une série de bouleversements en Russie. Les fêtes musulmanes de Kourban-Baïram (Aïd el-kébir) et d'Ouraza-Baïram (Aïd el-fitr) ont été décrétées jours fériés dans plusieurs républiques majoritairement musulmanes au motif que leur célébration constitue une tradition populaire ancienne. Toutefois, cette décision a été cassée par la Cour suprême de Russie le 31 août.
Tradition locale ou fête religieuse?
La décision des autorités locales de rendre fériés les deux fêtes religieuses était contestée par un habitant d'Oufa, la capitale de Bachkirie (république du sud de l'Oural majoritairement musulmane). Celui-ci considérait que les jours fériés en question étaient illégaux, car violant "le droit au travail sur des bases religieuses discriminatoires". La Cour suprême avait statué en déclarant que la question des jours fériés était régie par le Code du travail, qui ne prévoyait pas la "gestion des questions professionnelles par les autorités locales en fonction de traditions historiques, locales ou autres". La décision a suscité le mécontentement des Bachkirs: les députés du parlement de la république ont contre-attaqué en rédigeant un projet de loi fédérale amendant le Code du travail dans le but d'autoriser l'organisation de jours fériés au niveau local.
Toutefois, l'initiative régionale a été prise de vitesse par deux députés du parti au pouvoir Russie unie, qui ont déposé un projet dans le même sens. L'objectif est d'autoriser les autorités locales à instaurer des jours fériés sur leur territoire, en relation aux fêtes célébrées sur la base de "traditions populaires et historiques". Le texte se garde pourtant bien de tracer une frontière entre tradition populaire et fête religieuse. La démarche empressée de Russie unie a une autre signification: elle vise à court-circuiter l'initiative locale bachkire pour affirmer que le pouvoir central contrôle toujours la complexe situation qui règne en matière de coexistence interethnique et interreligieuse en Russie. Des émeutes avaient rappelé en décembre 2010 combien la Fédération peinait à gérer le contact entre les différentes ethnies à l'intérieur du pays.
Avec environ 20% de musulmans, mais aussi quantité d'autres religions et moult peuples et ethnies, le problème du rapport entre traditions locales et règles nationales pourrait rapidement tourner au casse-tête dans cet Etat laïc, selon l'article 14 de la Constitution russe. La décision visant à décréter "fête nationale" (et pas jour férié) le baptême de la Russie avait déjà déclenché des grincements de dents: les députés de l’assemblée législative de la république du Tatarstan avaient en retour proposé d'introduire localement une Journée de la conversion à l’islam.
La situation est encore plus préoccupante dans le Caucase russe, théâtre de nombreuses entorses au principe de laïcité: des observateurs ont décrit l'islamisation croissante de la société en Tchétchénie, qui s'est largement vidée de sa population russe suite aux conflits militaires. Récemment, c'est l'apparition d'une plage réservée aux femmes dans la république musulmane du Daghestan qui mettait à mal l'application du principe laïcité sur le territoire russe.
Tendance centrifuge
Toutefois, la tendance à l'effacement du pouvoir central au niveau local dépasse le cadre strictement religieux. Le meilleur exemple est justement celui de la Bachkirie, peuplée à 39% de Russes, à 28% de Tatars et à 22% de Bachkirs. Bien que le peuple autochtone, les Bachkirs, soient en large minorité face aux Russes et aux Tatars, on assiste ces dernières années à une "bachkirisation" des différentes sphères de la vie publique, notamment par le biais du poids croissant de la langue bachkire. "Dans tous les établissements et institutions de la ville, il est désormais obligatoire de tout mentionner en deux langues, le bachkir et le russe. Dans les établissements d'enseignement secondaire, l'étude de la langue et de la culture bachkires sont obligatoires. Le problème, c'est qu'il n'y a pas de choix possible: l'étude du bachkir se fait au détriment de l'étude de l'anglais, du russe, des mathématiques et de la littérature", m'expliquait récemment Alesya, qui réside dans la république*.
Généralement, on note ces dernières années un retrait relatif du pouvoir central face aux autorités régionales dans le domaine culturel, mouvement de décentralisation qui s'opère dans un contexte flou. Où est la frontière entre coutumes locales et fêtes religieuses? Jusqu'où doivent aller les "accommodements raisonnables", expression québécoise désignant l'adaptation des sociétés laïques aux exigences des minorités religieuses au sein de la société? Fait gênant, l'effacement du pouvoir central semble découler de son incapacité à gérer l'embrouillamini ethnico-religieux qui règne au niveau local. Echouant à appliquer une laïcité stricte à l'échelle nationale, la Russie multiethnique est contrainte de composer dans un certain flou juridique avec une multitude d'us locaux et de coutumes religieuses.
Le pouvoir devrait fixer au plus vite une ligne de conduite claire: à terme, les particularismes locaux pourraient à terme éroder le ciment même de la Fédération.
* Cette situation n'est pas sans rappeler la Catalogne, où l'omniprésence de la langue locale (placée sur un pied d'égalité avec l'espagnol) met en question l'unité de l'Etat espagnol. A l'échelle de la Russie, la multiplication de ce type de situation aurait des conséquences imprévisibles.
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