Quel ennemi choisir pour cimenter l’UE?

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Fedor Loukianov - Sputnik Afrique
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Moins de deux ans se sont écoulées depuis l’annonce solennelle par l’Union européenne de l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne (document qui était destiné à marquer le passage de l’UE vers un nouveau niveau d’intégration). L’un des principaux objectifs était de forger une grande Europe avec une identité politique commune.

Moins de deux ans se sont écoulées depuis l’annonce solennelle par l’Union européenne de l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne (document qui était destiné à marquer le passage de l’UE vers un nouveau niveau d’intégration). L’un des principaux objectifs était de forger une grande Europe avec une identité politique commune. Le Vieux Continent était supposé acquérir enfin un rôle global correspondant à son immense potentiel économique. Et la prospérité économique aurait dû suivre.

Aujourd’hui, il semble étrange de s'en souvenir. L’Union européenne traverse une grave crise qui touche les principes fondamentaux de l’Europe unie. Tout a commencé par la dette publique de la Grèce, mais ce n’est qu’une manifestation partielle du problème essentiel: le déséquilibre entre le degré d’intégration politique et économique des pays membres. Le fossé entre la France et l’Allemagne, qui représentaient toujours la locomotive d’intégration de l’Europe et se trouvent actuellement du côté opposé dans le conflit libyen, a ajouté une nouvelle dimension aux circonstances actuelles. La droitisation des dispositions sociales, que l’on constate pratiquement dans toute l’Europe occidentale, conduit à la hausse de l’euroscepticisme auquel les politiciens de premier plan doivent répondre. Les Européens ont cessé de comprendre l’intérêt de l’intégration.

Finalement, la perspective autrefois impensable de l’effondrement de l’euro et même de l’Union européenne, ce dont seuls les marginaux parlaient récemment, est devenue un thème légitime. Il est toujours difficile de se l’imaginer en pratique ne fût-ce parce que l’ampleur des pertes bloquera tout profit éventuel pour certains Etats. Et il est tout à fait possible que les grandes puissances qui définissent la politique européenne trouvent rationnel de continuer à porter sur leurs épaules le fardeau, car les autres options coûteraient plus cher. Bien qu’on ignore comment y parvenir étant donné que les politiciens sont contraints de tenir compte de l'opinion publique.

Il sera impossible d’éviter les transformations radicales qui changeront probablement les principes fondamentaux de l’intégration européenne. Et tout le monde en prend progressivement conscience, bien qu’au niveau officiel on n’ose pas encore en parler. Le défaut de paiement de plus en plus probable de la Grèce devrait ouvrir les vannes, et la discussion constructive (ou peut-être paniquée) des options remplacera le silence et le semblant que tout s’arrangera.

L’une des principales composantes de la confusion dans la conscience politique européenne est le fait que l’intégration dans sa notion initiale s’est conclue par un grand succès. Le principal objectif de ce projet lancé par les politiciens de premier plan au milieu du XXe siècle était très précis: empêcher de nouvelles guerres entre la France et l’Allemagne qui transformaient à chaque fois le Vieux Continent en arène de conflits fratricides.

Aujourd’hui, aucun futurologue européen, même le plus réactionnaire et le plus alarmiste, ne peut s’imaginer une guerre franco-allemande, et ce grâce à l’intégration. Mais de manière paradoxale ce résultat érode la construction sur laquelle il repose. La crainte de la dévastation, qui guidait les leaders de l’époque précédente, a disparu depuis longtemps. Les jeunes Européens ne craignent pas une guerre – ni classique, provoquée par la rivalité des puissances continentales, ni nucléaire, qui a tenu le monde en suspens durant les années de confrontation idéologique. Ils ne croient pas en son éventualité. De plus, après le départ de l’ancienne génération d’hommes politiques (Kohl, Chirac, H. W. Bush, Andreotti, etc.), qui ont personnellement connu la Seconde guerre mondiale, le seuil de l’usage de la force s'est abaissé: depuis la fin des années 1990, les principales puissances européennes ont déjà participé à quatre grands conflits.

Aujourd’hui, la France et la Grande-Bretagne semblent être retournées 50 ans en arrière: la campagne libyenne fait penser à la revanche pour la crise de Suez. Mais à l’époque, l'échec de l’intervention franco-britannique en Afrique du Nord signifiait le déclin de leur force individuelle et la nécessité de s’unir dans un cadre paneuropéen (ce n’est pas par hasard que la Communauté européenne a été officiellement créée quelques mois plus tard). Or, le succès actuel (du moins dans l’interprétation des protagonistes) signifie, au contraire, l'abandon des méthodes paneuropéennes dans la tentative de récupérer leur statut de grandes puissances, au moins à l'échelle régionale. C’est une autre psychologie et, par conséquent, une autre politique.

A noter dans ce contexte le paradoxe dans le cas de l’Allemagne. Après la Seconde guerre mondiale, la priorité de la politique européenne des puissances victorieuses consistait à "pacifier" l’Allemagne, à lui faire oublier son bellicisme et ses ambitions. On y est parvenu grâce aux efforts conjoints: difficile de trouver un peuple aux dispositions plus pacifiques que les Allemands. Mais au lieu de protéger et de chérir ce succès, aujourd’hui les alliés de Berlin se plaignent amèrement de ne pas pouvoir l’obliger à endosser un fardeau plus lourd dans le domaine militaire, de l'Afghanistan à la Libye. Bien qu’il soit utile de se souvenir du proverbe: Il ne faut pas réveiller le chat qui dort.

La cause de la dégradation actuelle est l’épuisement du paradigme d’intégration de la seconde moitié du XXe siècle. L’Union européenne a toujours été un projet politique. Son seul aspect économique ne lui permettra pas de s’en sortir. Or, on ne distingue aucun objectif majeur et aucun ennemi commun capable de jouer un rôle unificateur. A l’exception d’un seul, mais sa conceptualisation est au contraire susceptible de détruire définitivement la structure de l’Union.

Il s’agit de "l’ennemi" interne: les communautés musulmanes qui se trouvent aujourd’hui au centre des débats tumultueux sur le multiculturalisme. Les nations européennes, effrayées par l’avalanche des changements, se concentrent sur les manifestations les plus visibles de la mondialisation. La xénophobie fait partie de la tradition européenne des Etats-nations. Et dans la situation actuelle, la xénophobie nationaliste et réactionnaire rejoint la xénophobie libérale. La première se fonde sur les notions traditionnelles du "sang et du sol", et la seconde sur la primauté des valeurs contemporaines, qui sont rejetées par les immigrants fanatiques et ultraconservateurs.

Le scénario de "l’éveil européen" basé sur la défense des valeurs du Vieux Continent contre les immigrés paraît fantastique. Il va à l’encontre du vecteur du développement intellectuel et politique des dernières décennies, est susceptible de provoquer de graves troubles sociaux et est notoirement destructeur. Toutefois, au cours des dernières années, beaucoup de choses qui paraissaient impossibles et incroyables à une époque ont commencé à prendre forme.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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La Russie est-elle imprévisible? Peut-être, mais n'exagérons rien: il arrive souvent qu'un chaos apparent obéisse à une logique rigoureuse. D'ailleurs, le reste du monde est-t-il prévisible? Les deux dernières décennies ont montré qu'il n'en était rien. Elles nous ont appris à ne pas anticiper l'avenir et à être prêts à tout changement. Cette rubrique est consacrée aux défis auxquels les peuples et les Etats font face en ces temps d'incertitude mondiale.

Fedor Loukianov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs.

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