Loukachenko, le pionnier et les lauriers

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Fedor Loukianov - Sputnik Afrique
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En déclarant close la réunion de l’Assemblée populaire, Alexandre Loukachenko a déclaré: "Nous, et avant tout moi-même, pardonnez le manque de modestie, avons fait ce pays. Nous l’avons fait comme nous avons pu. Et il n’y avait pas de sentiers éclairés pour nous montrer la voie à suivre".

En déclarant close la réunion de l’Assemblée populaire, Alexandre Loukachenko a déclaré: "Nous, et avant tout moi-même, pardonnez le manque de modestie, avons fait ce pays. Nous l’avons fait comme nous avons pu. Et il n’y avait pas de sentiers éclairés pour nous montrer la voie à suivre. Et nous avons ce que nous avons". Difficile de faire un résumé plus court de l’histoire contemporaine de la Biélorussie et du rôle joué par l’homme qui sera réélu dans quelques jours.

Contrairement à certaines républiques de l’ex-URSS, où il existait des mouvements nationaux démocratiques relativement influents, la Biélorussie n’a jamais fait partie des pionniers de l’indépendance. Le pays a acquis sa souveraineté pour des raisons qui ne dépendaient pas principalement de lui. Les autorités russes, en cherchant à se débarrasser du pouvoir de Gorbatchev et de la coalition des tendances séparatistes dans les pays Baltes et en Transcaucasie, ont travaillé pour les nationalistes biélorusses peu nombreux et assez marginaux du début des années 90, et réalisé une tâche que ces derniers auraient été dans l'impossibilité d’accomplir par leurs propres moyens. Cependant, à peine  arrivés au pouvoir, les nationaux démocrates l’ont perdu de façon inattendue. Et les événements en Biélorussie en 1994 ne peuvent pas être qualifiés de revanche des forces du passé. Car un jeune politicien issue de la nouvelle  génération est devenu président.

Alexandre Loukachenko, longtemps considéré comme une marionnette de la Russie qui utilisait le thème de la fraternité des peuples et de l’intégration avec la Russie, a créé une nouvelle identité nationale biélorusse en partant pratiquement de rien. Ses opposants, qui accusaient Alexandre Loukachenko d’avoir trahi les intérêts de la patrie, auraient difficilement pu y parvenir parce qu’un projet purement nationaliste dans l’esprit des Fronts nationaux n’avait aucune chance en Biélorussie postsoviétique. Mais le mélange étrange de rhétorique sociale (la préservation du meilleur du passé soviétique), une sorte de puissance (la défense de l’idée d’un Etat d’union et l’opposition à l’Occident), des éléments du mythe national (la bataille de Grünwald et d’autres) a pris racine sur le sol biélorusse qui n’était pas prêt pour la version est-européenne standard. Et bien que la stabilité d’une telle identification ne soit pas évidente, et elle changera, Alexandre Loukachenko a inculqué à sa population qu’elle vivait dans leur propre Etat souverain. Et elle n’a pas l’intention d’y renoncer.

Alexandre Loukachenko a tiré le maximum de l’aspiration de la Russie à se considérer comme  la " grande sœur". L’Etat de l'Union Russie-Biélorussie lancé à la fin des années 90 constituait un échange d'avantages économiques pour Minsk contre sa loyauté géopolitique à Moscou. A l’époque, cela convenait aux deux parties. Puis la situation a commencé à changer. L’administration de Poutine ne mettait pas l’accent sur les  " câlins", mais sur le profit économique et a tenté de faire évoluer l’intégration vers le niveau suivant : monnaie commune, centre d’émission unique, l’Acte constitutionnel… Mais Alexandre Loukachenko était bien conscient qu’en cas de véritable unification, son statut allait inévitablement chuter jusqu’à la perte du pouvoir. La différence ente les partenaires est trop importante (Vladimir Poutine avait un jour parlé du rapport de 97 contre 3). Au cours des deux derniers mandats (après les élections présidentielles en 2001 et en 2006) le président biélorusse réussissait à manœuvrer en préservant dans l’ensemble les privilèges de Moscou, en continuant à parler de l’intégration, mais en évitant le rapprochement. A vrai dire, cela irritait de plus en plus Kremlin.

L’année 2010 a marqué un tournant. Les contradictions économiques accumulées se sont transformées en conflit politique grave sur toute une série de thèmes : de la reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud et du président déchu du Kirghizstan Kourmanbek Bakiev à la politique au sein des institutions conjointes de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) et l’Union douanière. La querelle personnelle entre Dmitri Medvedev et Alexandre Loukachenko, qui ont abandonné le politiquement correct dans leurs échanges verbaux pour le parler franc, a été la note finale.

Le président biélorusse flirte depuis longtemps avec l’Union Européenne. Récemment, elle le qualifiait de  " dernier dictateur d’Europe". Puis le Vieux Continent a bémolisé ses critiques en estimant qu’il était plus important d'extirper Minsk de l’influence russe en l’apprivoisant. Mais la crise économique a brouillé ce jeu : les ambitions de l’UE ont considérablement diminué, actuellement elle n’est pas du tout prête à dépenser de l’argent et à consentir des efforts pour les pays voisins. Néanmoins, Alexandre Loukachenko n’abandonne pas l’espoir de jouer également l’atout européen, du moins pour renforcer sa position dans le marchandage avec la Russie. Il a au moins réussi une chose. Quels que soient les résultats de la présidentielle du 19 décembre, l’Europe ne qualifiera plus le scrutin de nul, et l’élection d’Alexandre Loukachenko d’illégitime, comme auparavant.

Moscou ne le fera probablement pas non plus, malgré son antipathie non dissimulée envers Alexandre Loukachenko. Premièrement, cela contredirait foncièrement la compréhension russe des élections qui sont l'affaire purement nationale de chaque pays. Deuxièmement, la non- reconnaissance des résultats mettrait définitivement les relations dans une impasse et dans ce cas il serait inconcevable de coopérer dans le cadre des institutions multilatérales. La Russie prendra probablement en compte les résultats, tout simplement.

A partir de là, deux scénarios sont possibles. Les parties peuvent faire semblant de tourner la page. Le premier signal devrait provenir de Minsk, Moscou n’y répondra pas. Vladimir Poutine a récemment déclaré que les requêtes économiques de la Biélorussie pourraient être acceptées dans le cadre de l’Espace économique commun qu’il est prévu de créer sur la base de l’Union douanière. Cependant, si Alexandre Loukachenko ne veut pas surmonter ses ambitions et, après sa réélection, continue d'attaquer la Russie, un autre scénario serait envisageable : une véritable guerre commerciale et économique avec fermeture des marchés russes aux marchandises biélorusses et une conjoncture des prix particulièrement défavorable sur les hydrocarbures. Une telle version est extrêmement désagréable pour les deux parties, mais ce sera une question de principe.

En été 1994, lors de l’investiture d’Alexandre Loukachenko, pratiquement personne n’aurait pu s’imaginer que l’ancien directeur de sovkhoze et le démagogue effréné devienne président pour le demeurer pendant deux décennies. Et, qui plus est, se transformer en un politicien européen important qui mène un jeu avec les puissants de ce monde.

Celui que beaucoup considéraient comme l’incarnation d’un  " soviétique obtus"  a en réalité préfiguré dans bien des domaines la politique postsoviétique et européenne. Le populisme talentueux, l’absence évidente d’idéologie et de limites étiques quelconques, remplacées par une intuition aiguë d’un "animal politique", la bravade de sa forme physique, l’absence de scrupules, la capacité à manipuler : Alexandre Loukachenko a accumulé toutes les qualités inhérentes à bien des politiciens actuels de Lisbonne à Vladivostok. Bien sûr, il lui manque toujours le vernis et la base culturelle de Silvio Berlusconi ou de Nicolas Sarkozy, l’origine paysanne y est pour quelque chose, mais pour le reste il peut à juste titre se référer à la même cohorte politique.

Il y a relativement peu de temps, le président biélorusse faisait figure d'exception regrettable dans le contexte général de la nouvelle Europe, mais désormais il ne se démarque plus autant. Ce n’est pas Alexandre Loukachenko, mais la situation autour de lui qui a changé. Le Vieux Continent, où le libéralisme, montre ses failles sous la pression de la mondialisation et on parle souvent des droits de l’Homme juste parce qu’il le fait, dévie rapidement vers la droite. Et au cours des dix dernières années, la Russie a copié plusieurs savoir-faire utilisés par le président biélorusse encore au milieu des années 90. Car Alexandre Loukachenko a été le premier dans l’espace postsoviétique à assimiler la méthode de la  " démocratie dirigée". Non pas un autoritarisme sombre et sourd du type Asie centrale, mais un système plus flexible et adaptable. Et les pionniers récoltent toujours les lauriers.

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La Russie est-elle imprévisible? Peut-être, mais n'exagérons rien: il arrive souvent qu'un chaos apparent obéisse à une logique rigoureuse. D'ailleurs, le reste du monde est-t-il prévisible? Les deux dernières décennies ont montré qu'il n'en était rien. Elles nous ont appris à ne pas anticiper l'avenir et à être prêts à tout changement. Cette rubrique est consacrée aux défis auxquels les peuples et les Etats font face en ces temps d'incertitude mondiale.

Fedor Loukianov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs.

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