Voyage au bout de l'Europe

© Sputnik . Hugo NatowiczUne odyssée d'écrivains français à travers la Russie
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Qu'ont en commun des villes aussi distantes que Krasnoïarsk, la "cité aux fontaines" sur le fleuve Ienisseï, Irkoutsk et ses izbas aux milles couleurs, Oulan-Oude aux portes de la Mongolie, et Vladivostok, qui surplombe majestueusement la mer du Japon?

Cette question n'a pas manqué de hanter l'Express littéraire Blaise Cendrars, parti de Moscou le 28 mai avant de conclure son périple à travers la Sibérie. A son bord, une délégation de douze artistes français: les écrivains Dominique Fernandez, Danièle Sallenave, Patrick Deville, Sylvie Germain, Jean Echenoz, Olivier Rolin, Maylis de Kerangal, Wilfried N'Sonde, le poète Guy Goffette, l'auteur de bandes dessinées Kris ainsi que les photographes Ferrante Ferranti et Tadeusz Kluba.

Alors que le train s'enfonçait en Sibérie puis dans l'Extrême-Orient, une certitude émergeait: celle de n'avoir jamais quitté l'Europe. Sa civilisation, qui sous-tend les immenses espaces, a eu pour vecteur la mythique ligne transsibérienne.

"On est en Europe, c'est évident", s'écrie M. Fernandez, fin connaisseur du pays qui se trouvait pour la première fois au-delà de l'Oural. Parcourant la rue centrale de Krasnoïarsk, fourmillante de jeunes gens et flanquée de palmiers, le membre de l'Académie française est frappé par son dynamisme. Il questionne la force des préjugés entourant la Russie, régulièrement représentée comme une vaste plaine morne et grise.

De l'"islam européen" du Tatarstan aux datsan (temples bouddhistes) d'Oulan-Oude, difficile de ne pas ressentir une continuité derrière les immenses distances et la diversité des paysages. Aux antipodes d'une alliance économique dont les lacunes sont de plus en plus criantes, l'Europe culturelle est bien vivante. Se prolongeant jusqu'aux rives du Pacifique, elle constitue un creuset fédérateur où peuvent cohabiter tous les particularismes, toutes les religions.

Danièle Sallenave, membre du jury Femina, souligne dans une chronique destinée à la radio cette unité: "la Russie n’est pas divisée en deux par l’Oural, ni séparée de nous, du reste de l’Europe par aucune frontière ni naturelle, ni historique, ni politique. Son histoire est la nôtre, son prolongement souvent plus que cruel. Nos deux destins ne sont pas séparés, ne sont pas séparables. Toutes les grandes questions du dernier siècle s’y sont rencontrées et avec quelle violence, et toutes les questions du nouveau siècle s’y posent, comme à nous".

Cette sensation de proximité s'est confirmée au fil des rencontres, parfois magiques, qui ont émaillé le périple. Celles-ci traduisaient un ardent amour pour une France souvent idéalisée, représentant aux yeux de nombreux Russes l'archétype de la civilisation européenne: discussion avec deux rappers d'Oulan-Oude, qui après avoir slammé en russe s'entretiennent avec nous dans un français très correct. Rencontre touchante entre Dominique Fernandez et un chauffeur de taxi qui lui dit son amour pour la langue de Voltaire en lui faisant écouter un disque de Jean-Jacques Goldman. Profonde émotion dans les yeux des passagers de la "troisième classe" après une lecture en russe et français. 

L'européisation de la Russie s'est bien entendu faite dans la violence. Ses dirigeants, des tsars à Staline, n'ont pas lésiné sur la souffrance des peuples pour réaliser cet impératif historique: vieux-croyants, persécutés pour avoir rejeté la réforme de Nikon, fuient vers la Russie centrale avant d'être exilés par Catherine II en Sibérie, où ils apporteront la culture européenne; jeunes nobles décembristes imprégnés d'idées occidentales envoyés en Sibérie; peuples déplacés, déportés du goulag, qui par millions viendront mourir en bâtissant les infrastructures de régions gelées.

Aujourd'hui encore, la douleur reste palpable. La romancière Sylvie Germain la relève dans les yeux des conscrits qui peuplent les trains de nuit, adolescents livrés à un monde dont on devine la dureté. Douleur que fixe merveilleusement l'objectif de Ferrante Ferranti: captant depuis le quai la quasi-nudité des corps suspendus dans leurs couchettes, le photographe voit émerger la figure du Christ de Holbein.

Mais cette souffrance est assortie d'un courage et d'une foi en la vie tout aussi caractéristiques de l'âme russe. Les femmes de décembristes en témoignent à merveille: déchues de tout droit, victimes d'un véritable acharnement d'Etat, elles ne renonceront jamais à leur idéal face à un pouvoir qui les considérait comme veuves, et suivront leurs maris jusqu'au bout du monde. La soirée donnée en l'honneur des écrivains français à Irkoutsk dans la maison de la femme de décembriste Maria Volkonskaïa, dont la présence était symbolisée par la lumière des bougies, fut l'un des points d'orgue du voyage.

L'inspiration était au rendez-vous, et ce voyage à travers la Russie devrait trouver une multitude d'échos littéraires. Avant même d'arriver au terminus, Dominique Fernandez, lauréat du prix Goncourt, annonçait la sortie simultanée le 2 octobre 2011 de son récit de voyage et de celui de Mme Sallenave. Décision qui suscite une certaine envie parmi leurs collègues, notamment Guy Goffette et Olivier Rolin qui plaisantent en se proposant de leur faire concurrence. L'auteur de bandes dessinées Kris planche quant à lui sur une œuvre très à propos: l'épopée de soldats tchèques sur la ligne transsibérienne en 1918.

"Laisser décanter avant de prendre la plume": tel semblait être le mot d'ordre de nos étonnants voyageurs épuisés par 9288 km de train et d'émotion, ainsi que de nombreuses rasades de vodka.

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