Deux âmes : trois mariages russo-allemands

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par Anatoli Korolev, commentateur politique de RIA-Novosti

Les Allemands ont été le premier peuple d'Europe dont les Russes sont tombés amoureux. Rappelons l'époque du jeune Pierre Premier, qui avant de précipiter son pays dans la tourmente de réformes douloureuses mais nécessaires, s'éprit d'une certaine Anna Mons, fille d'un aubergiste qui vivait dans un village allemand près de Moscou. Le tsar et les Moscovites furent frappés par la propreté et l'ordre qui régnait dans ses rues. Bientôt, les géraniums "allemands" aux fenêtres et les parterres de fleurs devant les maisons servirent d'exemple pour l'ensemble du pays.

En l'espace d'à peu près cinquante ans, la noblesse de Moscou s'est installée le plus près possible du village allemand. Pierre I y a fait construire un palais de campagne, exemple qui a été suivi, mais bien plus tard, par Catherine la Grande. Cette dernière a édicté son célèbre manifeste "De l'installation des Allemands en Russie", en juillet 1763. Les deux peuples ont depuis partagé un même territoire, d'abord russe, puis allemand sur lequel, à commencer par la fin du 19e siècle, des Russes ont commencé à venir massivement.

Quant à la culture russe, les motifs allemands l'ont marquée profondément et sérieusement. Hier comme aujourd'hui il s'agit du roman étrange de deux contraires.

La minutie, la responsabilité et l'amour du travail exceptionnel des Allemands traduisaient, pour les Russes, leur rêve irréalisable d'eux-mêmes. Pour la force slave, quelque peu asiatique, désordonnée et indomptable, la géométrie allemande était l'idéal d'une vie judicieusement organisée, l'exemple d'une beauté élevée - et étrangère. Autre chose, le romantisme allemand. D'emblée, les Russes l'ont fait "sien".

Les monarques n'étaient pas en reste, cherchant à s'unir par des liens familiaux avec leurs voisins. Les Romanov, la dynastie au pouvoir en Russie, sont, tout compte fait, des Allemands, à 25, 33 et même à 90%.

A leur tour, les Allemands étaient attirés par les potentialités d'un pays énorme où leur génie avait tout pour s'épanouir pleinement, chose impensable dans l'étroitesse d'une Europe surpeuplée. Prêtant serment de fidélité à leur nouveau pays, les Allemands entraient, sans problèmes, dans son élite, notamment littéraire et culturelle.

Notre premier auteur de comédies est l'Allemand Fonvizine, notre premier historien d'art est Stehlin, notre premier défenseur des droits de l'homme Hertzen... Et encore notre grand poète Alexandre Block, l'architecte Schechtel, le peintre Brullov et le fondateur de l'art abstrait Kandinsky. Des Allemands ont conduit des escadres russes autour du monde, comme Krusenstern, ou ont défié l'empire, comme le décembristre Pestel, qui projetait un régicide au nom de la démocratie et d'une Constitution. Cette ligne anti-tyrannie a été terminée par le bolchévik Baumann et c'est là, à Lefortovo, l'ex-village allemand, qu'il a trouvé la mort. C'est ainsi que le sang allemand s'est mêlé au sang de l'histoire russe. Le bilan tragique de la fusion des deux dynasties a été l'hémophilie du tsessarévitch (prince héritier) Alexis Nikolaïevitch, qu'il tenait de sa mère, l'impératrice Alexandra Féodorovna, princesse de la dynastie des Holstein.

Mais il y a eu aussi un certain refroidissement dans l'amour, presque hystérique, des Russes pour la nature allemande. "Oblomov" d'Ivan Gontcharov, en 1858, a traduit ce doute naissant de la manière la plus éclatante. Au fainéant Oblomov, un Russe, est opposé dans ce célèbre roman son ami Stoltz, un Allemand énergique. Ce dernier, même s'il sort gagnant d'une série d'événements, l'emporte visiblement contre la volonté de l'auteur : quelle belle âme, ce pantouflard Oblomov et quelle machine marchante - un robot, dirait-on aujourd'hui - est ce Stoltz !

Parallèlement à ce refroidissement du coeur russe, les Allemands, las de l'"asiatisme" incorrigible des Russes, passent dans le camp des ennemis de la Russie et battent l'armée russe au cours de la Première guerre mondiale. Le bilan de cette guerre est connu : une révolution, une guerre civile, l'occupation de l'Ukraine. Et l'on ignore comment aurait évolué l'Histoire si les Allemands n'avaient pas eux-mêmes été victimes de leurs victoires. Les idées de la sociale-démocratie leur sont venues des vaincus, pour vaincre à leur tour l'empire du Kaiser.

Cette défaite réciproque de la Russie et de l'Allemagne devient un prétexte pour une nouvelle période d'amour, il est vrai assez brève, entre les deux peuples. La Russie soviétique comme l'Allemagne refusaient d'accepter le statut de parias internationaux, et ont amorcé un nouveau mouvement de rapprochement. La fin de ce drôle de roman est également connue : l'Allemagne hitlérienne et l'URSS se lancent dans un combat à mort de 1941 à 1945.

Aussi paradoxale que cela puisse paraître, mais cette guerre a aussi fourni un nouveau prétexte pour secrètement admirer les Allemands. Les soldats russes étaient frappés par le pain allemand fourni dans un emballage spécial qui en conservait la fraîcheur pendant plusieurs mois. Ils gardaient, comme la prunelle de leurs yeux, des chaufferettes chimiques retrouvées sur les champs de bataille. Avant de tirer sur l'ennemi, on pouvait d'abord se réchauffer les mains ! Et le soldat paysan, qu'est-ce qu'il emmenait dans ses bagages en revenant de l'Allemagne conquise ? Une faux de Solingen, enroulée dans une veste militaire tel un lingot d'or. Hélas, ce thème n'a pas encore été abordé ni dans l'art russe, ni dans l'art allemand. Mais, à en juger d'après l'expérience des années passées, il le sera un jour, obligatoirement.

L'acharnement de cette guerre appartient au passé et le bilan général du XXe siècle est un nouvel amour des Russes pour les Allemands. Avec aucun peuple d'Europe, le nôtre n'a de rapports aussi étroits sur le plan humain, de commerce aussi intense et de contacts aussi nombreux dans la culture et l'enseignement. Aujourd'hui, notre principale "valeur déplacée" est une Allemagne mystique, virtuelle, qui se dresse devant la nouvelle Russie, poussant l'Espace russe à se libérer enfin des entraves du chaos.

Et si notre nouveau mariage - le troisième, il me semble, - est heureux, l'Allemagne se libérera elle aussi de son complexe de culpabilité pour les malheurs du siècle dernier.

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